samedi 3 avril 2021

«je suis nègre nègre-blanc québécois fleur-de-lys» (Paul Chamberland, 1965)


Si je vois ou j'entends une fois de plus l'expression «mot en "n"», ce sera une fois de trop! D'abord, c'est un anglicisme. Non, pire qu'un anglicisme, c'est un calque de l'anglo-américain. The «N-Word».... L'importation irréfléchie d'une injure raciste des États-Unis vers notre langue fragile, assiégée, de plus en plus poreuse.


Le problème, au départ, vient du fait qu'on veut bannir du langage ce mot qu'on a réduit à la 14e lettre de l'alphabet. Aussi, trop de gens semblent croire qu'il s'agit du mot français «nègre». Ce ne l'était pas et ce ne l'est toujours pas. Le mot honni, qu'on associe encore aux racistes blancs du sud des États-Unis, c'est de fait «nigger».


C'est bien ce mot - et non le français «nègre» - qu'a prononcée la professeure Lieutenant-Duval de l'Université d'Ottawa pour discuter, en anglais, du contexte de son emploi et de sa portée historique avec ses étudiants et étudiantes. Mais ne comptez pas sur nos médias pudiques pour le préciser. Il leur faudrait utiliser des mots que nos mauviettes de la langue ont interdits.


Dans le climat actuel d'intimidation linguistique et d'autocensure, écrire ou dire les mots nègre ou nigger, même pour instruire, même pour les condamner, peut attirer des sourcils froncés et des accusations de racisme. Or, pour combattre le racisme, le vrai, notre petit monde a besoin de plumes libres.


Commençons par un peu d'histoire. Fouiller dans les imprimés pré-Internet est devenu ardu, voire épeurant, pour trop de jeunes accrochés aux fantaisies aseptisées de ces petits écrans qui semblent parfois greffés à leurs cerveaux. Il faut préciser au départ que l'équivalent du mot nègre, en anglais, c'est negro, pas nigger. Et que l'emploi du terme negro était répandu, voire courant, jusqu'aux années 1960 pour décrire les humains de race noire. Aux États-Unis, le terme Afro-Américain l'a graduellement supplanté. Ici, le mot Noir a pris le dessus depuis longtemps.


Historiquement, de nombreux Québécois francophones ont affirmé leur solidarité avec la cause des Afro-Américains, et ce à partir du 19e siècle. Durant les années 1960, sous les plumes de Paul Chamberland et Pierre Vallières, entre autres, la solidarité des Québécois et des Noirs américains est presque devenue identitaire. Sans doute parce que les mêmes suprémacistes blancs britanniques avaient été les initiateurs de l'esclavage états-unien et du colonialisme anti-francophone ici.


Je me permets de sortir des boules à mites quelques textes qui permettent de comprendre que l'emploi du mot nègre au Québec n'a rien de raciste et qu'au contraire, il a servi à démontrer notre solidarité et notre état de sujétion historique en Amérique du Nord britannique.


1. Cet extrait de texte est tiré du journal La vérité de Jules-Paul Tardivel, publié en 1899 dans la région de Québec. L'article commence ainsi: «Les nègres, traités en parias aux États-Unis». Et l'auteur, dans doute Tardivel lui-même, de poursuivre: «Ce qui se passe aux États-Unis, en pleine civilisation, est intolérable. C'est une honte pour l'humanité, pour l'Amérique, que des hommes, qui ont tous les droits du citoyen, puissent être exécutés (lynchés) par la foule sans forme de procès. Il est temps que cette pratique barbare finisse.»


L'éditorial conclut en réclamant «justice pour les Noirs aux États-Unis», preuve que nègre et Noir étaient utilisés comme synonymes dans des textes antiracistes à la fin du 19e siècle, au Québec. 


2. Retour vers le futur... 1958... Nous sommes toujours sous le règne de Duplessis. Ce dernier avait fait expulser par la police un journaliste du quotidien Le Devoir qui assistait à sa conférence de presse, pour la simple raison qu'il n'aimait pas l'opposition du Devoir à ses excès. Le directeur du Devoir, André Laurendeau, était offusqué du silence des médias anglo-québécois devant ce comportement de Duplessis.


L'éditorial que Laurendeau a signé dans son journal le 4 juillet 1958 est passé à l'histoire (mais on n'en parlerait plus aujourd'hui, il contient le mot honni...) en associant le statut d'infériorité des Québécois de langue française à ceux des Noirs sous l'emprise coloniale de la Grande-Bretagne en Afrique. En voici un extrait:


«Les journaux anglophones du Québec se comportent comme les Britanniques au sein d'une colonie d'Afrique.


«Les Britanniques ont le sens politique, ils détruisent rarement les institutions politiques d'un pays conquis. Ils entourent le roi nègre mais lui passent des fantaisies. Ils lui ont permis à l'occasion de couper des têtes: ce sont les moeurs du pays. Une chose ne leur viendrait jamais à l'esprit: et c'est de réclamer d'un roi nègre qu'il se conforme aux faits standard moraux et politiques des Britanniques.


«Il faut obtenir du roi nègre qu'il collabore et protège les intérêts des Britanniques. Cette collaboration assurée, le reste importe moins. Le roitelet viole les règles de la démocratie? On ne saurait mieux attendre d'un primitif...»


3. Entre 1958 et 1965, on n'a pas seulement changé de décennie, on est entré dans une nouvelle ère. De conservateur et catholique, le nationalisme québécois est devenu plus progressiste, socialiste sur les bords, et laïc. Solidaire, aussi, des mouvements mondiaux de décolonisation et de libération. Paul Chamberland fut un poète phare de l'époque. Il écrit, en 1965, dans son recueil L'afficheur hurle, aux Éditions parti pris:


«je suis nègre  je lave les planchers dans un bordel du Texas  je suis québécois je me fais manger la laine sur le dos (...) je suis une flaque une bavure dans les marges de la Bank of Montreal de Toronto


«je suis cubain  je suis nègre  nègre-blanc québécois fleur-de-lys et conseil-des-arts  je suis colère dans toutes les tavernes dans toutes les vomissures depuis 200 ans...»


4. Pierre Vallières, un des idéologues du Front de libération du Québec, écrivait au printemps 1968 dans la revue Parti pris, au moment où paraissait son livre Nègres blancs d'Amérique:


«Nos frères noirs des États-Unis ont compris. Comme (Stokely) Carmichael l'a dit à La Havane, il s'agit de renverser toute la société capitaliste nord-américaine et de s'unir, pour y arriver, à tous ceux qui dans le monde luttent, les armes à la main, contre l'impérialisme américain.


«La lutte des Noirs, comme celle des Québécois, les Nègres blancs d'Amérique, ne fait que commencer. Elle ne se terminera que par la victoire ou l'assassinat du peuple québécois comme du peuple noir.»


Rappelons que Stokely Carmichael, chef des Black Panthers aux États-Unis, ayant popularisé l'expression Black Power, connaissait Vallières et avait soutenu «nos frères du FLQ».


5. À l'automne 1968, on entendait pour la première fois le puissant poème Speak White de Michèle Lalonde, qu'il faut lire encore aujourd'hui pour bien comprendre le climat de la fin des années soixante dans les milieux nationalistes de gauche au Québec. Voici un extrait:


«Nous savons que liberté est un mot noir

«comme la misère est nègre

«et comme le sang se mêle à la poussière des rues d'Alger ou de Little Rock»


La simple évocation de l'expression Speak White dans le titre sert à souligner que bien des anglophones jugeaient la langue française inférieure, et à plus fort titre ceux et celles qui la parlaient. À chaque fois qu'on nous adressait cette injure, on comprenait un peu plus que la langue des suprémacistes blancs, au Canada et aux États-Unis, c'était et c'est toujours l'anglais...

 

 

 

2 commentaires:

  1. Excellent texte. J’espère que les jeunes, de toutes races confondues liront pour comprendre le Québec. Merci.

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  2. Et bien pour ça il faut que les parents et les grands-parents en parlent , racontent avec conviction aux jeunes. Par la faute des ministres de l'éducation successifs depuis les derniers 30 ans ont rétréci le contenu de l'histoire du Québec et nos jeunes adultes ne peuvent plus du tout connecter à ce qui nous fait vibrer nous les plus vieux. Alors prenons nos responsabilités et trouvons le moyen d'en parler avec eux. Mon avis est que, observant ce qui se passe dans notre société présentement,si le Parti Québécois ne remporté pas les élections 2022, 4 ans plus tard ce sera le début de la fin de notre culture Québécoise. Et je serai honteuse en pensant à mes ancêtres

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