J'ai la page 205 du polar Enterrez vos morts(1) comme une arête dans la gorge, et franchement, au moment d'écrire ces lignes, je ne sais pas si je pourrai continuer à lire avec autant d'avidité les polars de Louise Penny.
En ancrant les héros de ses romans policiers dans une vraie collectivité, en modelant le vécu de cette société pour façonner d'habiles fusions vérité-fiction, un(e) auteur(e) joue nécessairement avec le feu.
Il faut faire ses devoirs. Bien situer une rue, une ville, ne pas faire d'erreurs importantes de dates, se familiariser avec us et coutumes, bien capter les contextes historiques et actuels. Bref, créer un décor plausible pour la trame du récit.
Les péchés véniels sont acceptables. On peut tordre un peu le cours de l'histoire pour les besoins de la cause. Mais l'auteure de best-sellers mondiaux a commis un péché mortel en inventant un événement où elle attribue aux indépendantistes québécois des comportements similaires à ceux des Nazis de l'époque hitlérienne.
S'aventurer dans les rapports franco-anglo au Québec est un champ de mines que Louise Penny navigue habituellement avec doigté dans ses romans où le héros, l'inspecteur-chef Armand Gamache de la Sûreté du Québec, et ses lieutenants entretiennent des rapports le plus souvent cordiaux avec les Anglo-Québécois.
Torontoise d'origine mais domiciliée en Estrie depuis plus d'une dizaine d'années, Louise Penny situe l'action d'Enterrez vos morts dans le Vieux Québec, où un archéologue fictif, Augustin Renaud, à la recherche de la tombe de Samuel de Champlain, est assassiné au sous-sol de l'édifice historique de la Literary and Historical Society, joyau de la petite communauté anglophone de Québec.
À la très réelle et légendaire quête des ossements de Champlain et à la très réelle bâtisse de la Literary and Historical Society où loge une magnifique bibliothèque, l'auteure greffe un incident fictif qui semble servir, au moins en partie, à expliquer la méfiance des Anglos de Québec envers la police et la majorité francophone.
La page 205... Louise Penny y évoque l'un des pires, sinon le pire souvenir des personnages de la Literary and Historical Society, remontant à 1966:
«L'arrivée des casseurs. Les drapeaux du Québec que les gens agitaient. Les insultes : "maudits Anglais", "têtes carrées" et pire encore. La chanson entonnée devant le bâtiment. Gens du pays, l'hymne des séparatistes, aux paroles belles à pleurer, lancé comme une insulte contre l'édifice et aux Anglos effrayés à l'intérieur.
« Puis l'attaque. Les séparatistes qui entraient en trombe, se précipitaient dans le majestueux escalier et pénétraient dans la bibliothèque, dans le cœur même de la Lit and His. Et ensuite la fumée, les livres qui brûlaient. Elle avait couru pour les arrêter, pour essayer d'éteindre les feux. Dans son français parfait, elle les avait suppliés, implorés d'arrêter. Porter, M. Blake, Winnie et d'autres avaient aussi tenté de faire cesser la destruction. Elle voyait encore la fumée, entendait les cris, le fracas des vitres se brisant.
«En se tournant, elle avait vu Porter casser les magnifiques fenêtres à carreaux sertis de plomb, des fenêtres qui avaient été là depuis des siècles et qui maintenant volaient en éclats. Puis elle l'avait vu prendre des livres au hasard et les jeter dehors. Des tas et des tas de livres. M. Blake aussi s'y était mis. Pendant que les séparatistes brûlaient des livres, les Anglos en lançaient d'autres par les fenêtres, et leurs couvertures s'ouvraient comme s'ils tentaient de s'envoler.
«Winnie, Porter, Ken, M. Blake et d'autres qui cherchaient à préserver leur histoire avant de sauver leur propre peau. Oui, elle s'en souvenait.»
Avec un tel passage, pas besoin de faire de dessins à ceux et celles qui liront ce roman traduit en plus de 20 langues autour du monde... Ces séparatistes franco-québécois sont des Nazis mode hitlérienne, des brûleurs de livres et bibliothèques, pendant que les pauvres Anglos tentent de préserver le monde civilisé contre une horde barbare et xénophobe. Mais c'est presque le monde à l'envers! Une lecture de l'histoire, la vraie, démontre la fausseté d'une telle vision, porteuse des préjugés racistes et francophobes qui entachent trop souvent les pages de commentaires des médias anglo-canadiens.
Déconstruisons le fiel de Mme Penny phrase par phrase. Les séparatistes des années 1960, plus jeunes que la moyenne et souvent plus instruits, n'auraient pas violenté une bibliothèque et n'auraient pas crié Maudits Anglais ou têtes carrées. Ils se seraient attaqués aux symboles de la domination politique et économique anglaise, ou fédérale. Même les plus violents, ceux du FLQ par exemple, n'auraient pas eu dans leur mire une bibliothèque historique, fut-elle anglaise. Et ils n'auraient pas chanté Gens du pays en 1966. D'abord parce que la chanson a été composée en 1975, puis que c'est un hymne à l'amour, que l'on chante partout et qui a même supplanté le vieux «Bonne fête» aux anniversaires.
Quant à l'image des séparatistes envahissant la bibliothèque et allumant des incendies dans les rayons de livres, insensibles aux supplications d'innocentes victimes... elle n'est même pas plausible pour quiconque connaît les us et coutumes des Québécois des années 1960. Si tel incident s'était réellement produit, la presse anglo nous aurait accablé des pires injures (avec raison) et ne manquerait pas de nous rappeler l'événement pendant des siècles! En fouillant dans les livres d'histoire, on apprendra cependant que les militaires anglais avaient brûlé des villages canadiens-français après la rébellion de 1837 et que des Anglo-Montréalais avaient incendié le Parlement parce qu'on avait voulu indemniser les victimes du général Colborne (le Vieux brûlot)...
Et comme si le simple fait d'inventer un autodafé ne suffisait pas, l'auteure en remet, empilant les images pathétiques, les Anglos fracassant de précieuses fenêtres à valeur historique, lançant des livres à l'extérieur pour sauver, au péril de leur vie, le plus d'écrits possibles contre la brutalité des séparatistes. Assez! Trop, c'est trop! Les victimes de violences de toutes sortes à Québec, au Québec et ailleurs au Canada, depuis la conquête, ne sont pas ceux que Mme Penny met en vitrine.
Si on veut retourner à la ville de Québec de cette époque, rappelons brièvement la visite de la reine Élizabeth et du prince Philip en 1964. On les croyait en danger avec l'essor du mouvement nationaliste québécois. Des milliers de policiers protégeaient le défilé. Or, qu'a fait la population francophone? Elle est restée chez elle. Les rues étaient désertes, au point où le prince Philip a demandé pourquoi les autorités n'avaient pas laissé le public sortir pour voir le cortège royal? Les seuls adversaires présents étaient quelques centaines d'indépendantistes armés de pancartes, que les policiers ont attaqués sans raison. La journée s'appelle désormais «samedi de la matraque»…
Si Mme Penny ne connaissait rien du Québec, on pourrait comprendre, sans excuser. Mais elle demeure ici, connaît la langue, est même francophile, décorée de l'Ordre national du Québec. Elle a atteint le sommet du palmarès des best-sellers du New York Times. Ses livres sont vendus à des millions d'exemplaires, et traduits en 29 langues. Comment ces lecteurs et lectrices, mis en face d'une précision parfois chirurgicale dans les descriptions du Vieux Québec et de la quête de la tombe de Champlain, pourront-il deviner qu'il n'y a pas eu en 1966 de violences séparatistes contre le savoir conservé dans la magnifique bibliothèque de la Literary and Historical Society?
Le coup de poing asséné dans cette page 205 m'a assommé. J'ai mis le livre de côté. Je ne le brûlerai pas. Les Québécois ne brûlent pas des livres ou des bibliothèques. Un peuple dont la devise est Je me souviens ne met pas le feu aux mémoires imprimées. Je finirai sans doute par reprendre, avec moins d'entrain, la lecture d'Enterrez vos morts. Mais le dommage est fait. Comme disent des Anglais, you can't un-ring a bell...
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En conclusion, dans ses «Remerciements», Mme Penny avoue avoir «pris quelques libertés avec l'histoire du Québec». Et elle ajoute: «certains lecteurs n'apprécieront sans doute pas mes extrapolations, mais j'espère qu'ils comprendront».
Chère Mme Penny, prendre certaines libertés est certes inévitable dans ce genre de roman. Mais réinventer un pan d'histoire à l'image des perceptions haineuses et francophobes qu'on nous sert trop souvent dans les médias anglo-canadiens? C'est blessant, insultant, injurieux.
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NB - J'ai finalement lu le reste du roman...
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(1) Penny, Louise, Enterrez vos morts, Éditions Flammarion Québec, 2013, 527 pages.
Texte excellent, j'ai lu les romans de Louise Penny, en ai même donnés en cadeau. C'est terminé!
RépondreEffacerJ.Y.Roy
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