mardi 25 octobre 2022

Avant qu'il ne soit trop tard...

Pendant qu'un débat trop souvent stérile se poursuit sur la nécessité (ou non) de renforcer la protection du français au Québec (Loi 101, Loi 96), la langue et la culture françaises croulent sous nos yeux. Dans les rues, dans les écoles, au travail, à la télé, sur Internet. Partout. Laissée à ses seuls moyens, la société québécoise s'anglicisera. Elle ne lutte pas à armes égales contre l'envahissement anglo-américain. Sans une intervention énergique de l'État québécois, le seul État nord-américain où nous formons la majorité, nous sommes cuits. F-i, fi. N-i, ni...

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Lea anciens territoires francophones d'Ottawa

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Si cela me paraît évident, c'est que j'ai grandi dans les années 1950 et 1960 sur un territoire jadis francophone, dans la ville d'Ottawa donc en Ontario, et que je l'ai vu se désintégrer sous mes yeux. Bien sûr, on me dira avec raison que les Franco-Ontariens n'avaient pas - loin de là - l'appui et la protection de l'État ontarien (ni même de l'État fédéral), jusque là voués à leur perte. Mais puisant dans mes 76 années de vie, je sais qu'il y a plus. Beaucoup plus. Et que ce «beaucoup plus» résonne ailleurs en Ontario français et dans l'ensemble du Québec.

Aujourd'hui, l'emploi du mot «communauté» est galvaudé. C'est même un anglicisme. «Community» en anglais devrait se traduire en français par «collectivité». Dans une véritable communauté, les gens vivent à proximité, se connaissent, partagent valeurs et culture. Tout le monde connaît tout le monde. Comme dans mon ancien quartier, qui s'appelait St-François d'Assise du côté sud de la voie ferrée du CP, et Mechanicsville au nord jusqu'à la rivière des Outaouais. C'était tricoté serré, et la plupart des familles y vivaient depuis fort longtemps, plusieurs depuis le 19e siècle. Et le territoire était bien délimité, adossé à un vaste pré à l'ouest, à la rivière au nord et à l'est, et à la «grand-rue» (la rue Wellington) au sud. C'était comme un village dans cette capitale fédérale unilingue anglaise. Dans les années 1960, les «communautés» urbaines éclateraient.

Il faut être vieux pour se souvenir de l'emprise de l'Église catholique sur la société canadienne-française et québécoise avant le concile Vatican II, la Révolution tranquille et la laïcisation brutale à partir de 1962 et 1963.  Mais cette libération d'un monde où tout était péché a aussi détruit l'un des éléments clés de notre vie communautaire. Notre univers gravitait autour de la paroisse, du clocher d'église. L'école franco-ontarienne était catholique et paroissiale. Les associations religieuses, laïques et aussi patriotiques (St-Jean-Baptiste, la Patente) se réunissaient au sous-sol de l'église. Les messes du dimanche, où l'église était remplie, permettaient aux gens de jaser, de prendre des nouvelles des amis, de la parenté. Et tout ça, c'est important, se déroulait en français. Dans une ville résolument anglaise, la francophonie avait ses clochers. Quand jeunes et moins jeunes ont délaissé l'église, ils se sont perdus de vue. Le vide laissé par l'effritement des sociétés paroissiales n'a pas été comblé.

Par ailleurs, sur le plan culturel, deux événements majeurs ont marqué le milieu des années 1950 et leur effet ne doit pas être sous-estimé. Le premier: l'arrivée de la télévision. Je me souviens d'avant la télé. Nous jouions toujours dehors avec des amis. Les parents et voisins jasaient entre eux sur les perrons en soirée. Puis, du jour au lendemain, tout a changé. Nous étions rivés tous les jours, pendant une heure ou deux, au petit écran. La Famille Plouffe, la Soirée du hockey, mais aussi les émissions de cowboys en anglais. La planète dans nos salons, sans les filtres des curés. Après huit ou neuf années de télévision sans censure religieuse, il n'est pas surprenant que les églises se soient vidées...

Le second fait marquant de la décennie de mon enfance: le rock'n roll. Les gens sourient toujours quand j'inclus ce facteur comme événement déterminant et révolutionnaire dans la culture du monde occidental. Mais je me souviens de la première prestation d'Elvis à la télé et de l'horreur de mes parents. Des jeunes achetaient des guitares, apprenaient quelques accords et se mettaient à imiter Presley, Buddy Holly, Chuck Berry et les autres. Un de nos voisins, Raymond Carrière, avait formé un groupe rock avec deux de ses amis, dont un certain Paul Anka... Avec l'arrivée des radios transistor, on écoutait les stations AM américaines en soirée pour entendre les grands succès du palmarès. Et rien de ça ne se passait en français. Il a fallu attendre le milieu des années 60 pour entendre du rock original en langue française (Classels, p. ex.). Il était trop tard. Des francophones se sont mis à écouter et chanter en anglais et n'ont pas cessé. En 2022 plus que jamais.

Au moment où ces facteurs se conjuguaient, le gouvernement fédéral a porté le coup de grâce à notre ancien quartier en construisant, dans les années 50 et après, un immense complexe administratif où travailleraient des milliers de fonctionnaires, situé dans le Pré Tunney adjacent au secteur Mechanicsville. L'idée qu'un tel méga-projet puisse détruire une communauté canadienne-française avoisinante n'a jamais effleuré l'esprit des décideurs fédéraux anglophones. L'inévitable s'est vite produit: la valeur des terrains en bordure du pré Tunney a bondi, le zonage n'a rien protégé, et en quelques années, les blocs d'appartements ont commencé à remplacer les maisonnettes du quartier. Les gens ont vendu, ont déménagé, l'école s'est vidée, l'église a été vendue. Un édifice locatif de 30 étages vient d'être érigé là où se trouvaient deux ou trois des vieilles maisons... L'ancienne école St-François d'Assise est maintenant intégrée à un complexe de condos... Sans protection de la ville, de la province et du fédéral, le verdict était sans appel.

Le fait que les quartiers franco-ontariens aient été généralement modestes, voire pauvres, n'a pas aidé. Conjuguée à la francophobie ambiante, la brutalité du grand capital et de ses sbires a été sans pitié. Dans la Basse-Ville d'Ottawa, au cœur de la francophonie ontarienne, la municipalité, bastion de racisme anti-canadien-français, a charcuté le quartier, le sectionnant en construisant un boulevard à quatre voies vers le nouveau pont quartier McDonald-Cartier (en prenant soin de ne pas élargir la rue dans le quartier huppé de la Côte-de-Sable), puis a refait l'artère est-ouest principale à l'aide d'expropriations massives. La proportion de francophones y est passée de 80% à 20%... Dans le quartier pauvre des Plaines Lebreton, où vivaient nombre de francophones, le fédéral a expulsé les résidents manu militari mi-années 60, les dispersant à travers la ville. Jamais n'a-t-on réservé un traitement similaire aux quartiers riches et anglais...

Si je raconte mon histoire aujourd'hui, c'est parce que je constate les mêmes signes d'effritement du côté québécois de la rivière, dans la ville de Gatineau, ainsi que sur l'île et dans la couronne de Montréal. Plusieurs des facteurs culturels et sociétaux qui ont précipité la perte des quartiers urbains francophones d'Ottawa sont les mêmes qu'au Québec. La seule différence fondamentale, au-delà du nombre, tient à la capacité d'intervention collective par l'intermédiaire d'un État que nous avons toujours la capacité de contrôler. J'ai beau réfléchir, j'ai beau me plaindre du sort qu'on a réservé à mon ancienne communauté, je ne vois pas ce qui aurait pu être fait pour la sauver. Que peuvent quelques milliers de Franco-Ontariens contre une ville, une province et un appareil fédéral qui leur sont hostiles? Rien. Plusieurs de ces anciens Franco-Ontariens ont traversé la rivière et vivent maintenant au Québec. Les plus vieux comme moi peuvent toujours raconter leur histoire, qui sera celle du Québec tout entier un jour à moins de prendre les mesures qui s'imposent pour assurer la pérennité de notre langue et de notre culture.

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La carte du haut est celle de la ville d'Ottawa en 1940.

Les quartiers en bleu rayé sont ceux où les francophones étaient fortement majoritaires. Les autres (4, 5 et 6) sont des quartiers où les francophones formaient une proportion appréciable de la population.


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