Un billet qui ne servira pas mais que je conserverai! |
À l'automne 2023, mon petit-fils Cédric, porteur d'une trisomie 21, a commencé à jouer au hockey adapté avec les «Condors», une équipe où il peut côtoyer d'autres enfants qui surmontent des difficultés. Enfin, là n'est pas mon propos. Je veux parler du numéro de son chandail. Il a choisi le «13», un chiffre qu'on évite généralement, et a beaucoup insisté pour le conserver.
Pourquoi pas le «12», le jour de ton anniversaire de naissance, lui a-t-on demandé. Non. Rien à faire. Il ne changerait pas d'idée. Mais pourquoi donc, Cédric? Je veux le «13», a-t-il répondu, parce que je suis allé voir les Cowboys fringants en spectacle le 13 mars (2023). Nous y étions, Ginette et moi ainsi que ses parents, Véronique et Nicolas, à cette prestation que la pandémie (et peut-être la maladie de Karl) avait reportée à quelques reprises.
Mon petit-fils avait reçu son billet la veille seulement. L'avoir su quelques mois auparavant, il aurait compté les jours et nous aurait rappelé très, très souvent la date du concert de son groupe de musique préféré. Et croyez-moi, Cédric est un vrai «fan». Il connaît presque par coeur la totalité de leur répertoire, de Motel Capri aux Nuits de Repentigny. Il y a quelques mois, nous regardions ensemble le DVD du spectacle des Cowboys au Centre Bell, en décembre 2003, et quand je ne souvenais pas du nom d'une des chansons, il me renseignait à tout coup.
Quand il vient faire un tour chez nous, il demande invariablement d'entendre un des CD des Cowboys fringants. Il choisit selon son humeur, j'imagine, et pendant qu'il l'écoute, il épluche souvent la pochette et s'amuse à lire (il est excellent en lecture) les paroles de chacune des offrandes. Je ne sais pas pourquoi, il les connaît déjà. Ce que je sais, c'est que la connexion est intense entre mon petit-fils et la musique de Karl, Marie-Annick, Jean-François et Jérôme. Il se retire dans sa bulle et fait corps avec les rythmes, les mélodies et les mots.
J'ai vu Cédric après la mort de Karl et je n'ai pas abordé la question. Il le savait mais on ne s’en parlait pas beaucoup. Il avait peut-être espoir de les revoir. Les Cowboys devaient revenir à Gatineau le 29 mars 2024 et nous avions déjà des billets, que j'ai conservés et que je garderai précieusement parmi mes souvenirs. Parce que, voyez-vous, je suis moi aussi un inconditionnel des Cowboys depuis l'album Break syndical en 2002 ou 2003. Je n'ai pas l'expertise de Cédric en la matière mais j'ai tous les CD et je vibre autant que les plus jeunes en les écoutant chanter la vie, l'amour et nos combats.
Le jour du décès de Karl Tremblay, j'ai reçu un message de mon petit-fils montréalais, Laurence: «Salut grand papa en cette triste journée. Je pense a toi, j'espère que tout va bien de ton côté. Le chanteur des Cowboys est décédé aujourd'hui et je voulais t'écrire parce que j'ai eu une pensée pour toi.» Mes petites-filles se sont aussi informées de Cédric. Et cela nous semblait tout à fait naturel que le décès d'un chanteur que nous n'avions jamais rencontré soit considéré et traité comme le décès d'un proche ou d'un membre de la famille, et que chacune, chacune d'entre nous en soit touché.
Jusqu'au 7 avril 2016, cependant, je ne les avais jamais vus sur scène, en personne. C'est ainsi qu'à l'aube de mes 70 ans je me suis retrouvé pour la première fois avec 800 fans, la plupart aguerris, à la salle Odyssée de la Maison de la culture de Gatineau, ne sachant pas trop à quoi m'attendre et peinant à croire que les Cowboys puissent me remuer les tripes dans une salle bruyante autant que dans mes écouteurs ou mes haut-parleurs à la maison. Bouleversé n'est pas assez percutant comme terme pour décrire ce que j'ai pu ressentir durant ces deux heures d'éternité. Revenu chez moi, je devais consigner immédiatement dans mon blogue mes observations, par crainte que l'intensité de l'expérience ne s'efface de ma mémoire.
J'en reproduis des extraits ci-dessous. Ce dont je me souviens, c'est que les Cowboys eux-mêmes, ou ceux qui administrent leur page Facebook, avaient commenté et retransmis le texte sur la page du groupe. Trois mois plus tard, au beau milieu d'une fête surprise (que je n'attendais vraiment pas) pour souligner mon accession au royaume des septuagénaires, ma fille Catherine m'a proposé d'écouter un enregistrement sur sa tablette et quelle ne fut pas mon étonnement, de fait j'en suis resté bouche bée, de voir et d'entendre Karl, Marie-Annick et Jean-François me souhaiter bonne fête en chemin vers un spectacle à Nominingue dans les Hautes-Laurentides. Inutile de dire que ce cadeau inattendu fut l'un des plus précieux de ce 30 juillet 2016 et le demeurera pour toujours. D'autant plus que tout le monde était alors en santé...
J'ai lu de nombreux témoignages au sujet de Karl Tremblay depuis sa mort, le 15 novembre. Ceux de Marie Annick, Jean-François et Jérôme ainsi que le billet de son médecin oncologue m'ont particulièrement touché mais tous, d'une certaine façon, levaient le voile sur l'immense présence des Cowboys fringants et de leur musique dans nos vies. Dans nos tripes individuelles et collectives. Ils nous appartiennent. Ils nous incarnent. Ils nous parlent, et nous chantent à la planète. En avril 2016, j'écrivais: «Les Cowboys fringants jouent, crient et chantent ce que "nous" sommes, cette originalité, cette lumière intense que notre petite nation projette parfois dans la nuit de l'univers.»
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Extrait de mon texte de blogue intitulé Awignahan!, 9 avril 2016, après avoir assisté pour la première fois à un spectacle des Cowboys:
«Jusqu'au dernier rappel, l'auditoire et les musiciens-interprètes ne feront plus qu'un! La foule fredonne et chante à tue-tête avec le groupe, tape des mains, sautille, danse, répond au moindre voeu de la scène où s'époumonent Karl, Marie-Annick, Jean-François, Jérôme et le reste de la troupe…
«L'espace d'une soirée, 800 personnes font ce qu'elles n'oseraient jamais, ailleurs. Entonnent des airs de rébellion, poings levés, crient leur colère contre les exploiteurs, les pollueurs, les politiciens corrompus, mettent le Québec en berne, dénoncent «le français au pilori» dans «Montréal City». Le tout à des rythmes infernaux qu'accentuent deux batteries et une basse débridée!
«Comment chanter ce qu'on ne sait pas dire?», demandait Louise Forestier en 1973 dans son percutant hymne Pourquoi chanter? Les Cowboys ont apparemment trouvé la réponse à cette question. Le temps d'un spectacle, nos bardes nationaux libèrent la parole réfoulée et les émotions enfouies. On chante ce qu'on n'osera jamais dire demain, et surtout ce qu'on n'osera jamais faire…
«Les Cowboys perpétuent ainsi une très vieille tradition. Réprimés par les Anglais, asservis par une Église où tout était péché, nous avons malgré tout, à travers l'histoire, conservé nos chansons, parfois grivoises, et défié les curés avec nos violons, le tapage de pieds et la danse. La musique a été et reste le miroir de notre âme, bien plus que les bulletins qu'on dépose dans les urnes aux quatre ans…
«Depuis près d'une vingtaine d'années, les Cowboys fringants jouent, crient et chantent ce que "nous" sommes. Cette originalité, cette unicité, cette lumière intense que notre petite nation projette parfois dans la nuit de l'univers. L'affirmation musicale que ce "nous", trop souvent attaqué par un multiculturalisme assassin, reste un élément précieux voire essentiel de la diversité planétaire.
«Dans cette deuxième rangée de la salle Odyssée, tout près du groupe, en voyant Marie-Annick, Karl et les autres dégainer chanson sur chanson, en entendant le violon, l'accordéon et les guitares, en m'épuisant rien qu'à les voir danser et courir sur la scène, j'ai compris que ma réaction était viscérale. Que cette musique est au fond de nous, qu'elle garde notre âme en vie, qu'elle est au coeur de cette "mère-chanson" de Fred Pellerin, et qu'elle bloque la voie à l'oubli… Nous ne sommes peut-être pas que des Étoiles filantes...
«Quand un peuple perd la mémoire, c'est son âme qui crie famine», chantent les Cowboys dans Louis Hébert, de leur plus récent album, Octobre. Jeudi soir, j'ai nourri mon âme. Merci les Cowboys. Et en attendant ce jour où, dans un monde de justice et de fraternité, on pourra se serrer doucement les uns contre les autres en chantant Tant qu'on aura de l'amour, je continuerai de me régaler de vos plus belles et rebelles chansons.»
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J'arrive à la fin et je m'aperçois que je n'ai pas vraiment évoqué Karl comme individu. Sur ce plan, je ne le connaissais pas.
Pour moi, et pour Cédric sans doute, Karl et les Cowboys restent indissociables. Parler de l'un c'est parler des autres. Et l'hommage national à Karl était aussi, beaucoup, un hommage à l'ensemble du groupe et son magnifique legs à la nation québécoise.
Cédric et moi avons bien hâte d'écouter l'ultime album des Cowboys fringants au printemps 2024. Je suis certain qu'il va le mémoriser, paroles et musique, en quelques jours!
Salut et merci Karl! «À la revoyure».