vendredi 28 mai 2021

La langue française... «Ne la tuons pas!»

Politicologues, sociologues et historiens s'amuseraient sans doute à décortiquer cet éditorial d'il y a 100 ans qui, même s'il regarde un monde depuis longtemps disparu, évoque des situations et des mentalités qui demeurent tout à fait actuelles. Un texte pertinent, opportun même, pour le débat sur le projet de loi 96 et l'avenir du Québec français...

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Éditorial en page 3, Le Droit, 27 mai 1921

«Au lendemain de la fête de Dollard et à la veille de la St-Jean-Baptiste, ne serait-il pas opportun de faire un bref examen de conscience et de se demander si l'on remplit toujours avec fidélité nos devoirs envers la langue française? Ne sommes-nous pas quelquefois les artisans de nos malheurs et nos plus dangereux ennemis?»

À preuve, l'éditorialiste Charles Gautier, du Droit, cite abondamment un article du journal Le bien public, de Trois-Rivières:

«Malgré la lutte patiemment organisée pour la revendication des droits à la langue française, non seulement dans Québec mais par tout le Canada, une révélation faite par la Compagnie du Pacifique nous apprend que notre public canadien-français, le plus instruit, celui qui sait lire et parler, emploie de préférence l'anglais au français sur les trains des chemins de fer et dans les hôtels sélects. La preuve de ceci vient d'être faite, non pas par ce qui se passe dans l'extrême ouest anglais, mais en plein centre du Québec français, dans la région comprise entre Montréal et Québec.

«En effet, pour se conformer à l'idéologie émise par la campagne en faveur du français, par de chauds discours patriotiques et par une loi tapageuse inscrite dans les statuts de notre province, certaines compagnies, dont le Pacifique Canadien, nous donnent des formules bilingues. Les billets de passage, les menus des repas sont imprimés dans les deux langues.

«Or voici, d'après une statistique soigneusement dressée, à quoi tout cela a abouti. Les grands voituriers de la compagnie du Pacifique déclarent que, sur les trains qui circulent entre Québec et Montréal, soit, sur cette partie du réseau la plus française du continent, à peine deux pour cent des cartes du menu aux wagons restaurants, imprimées en français, sont réclamées par les 80% des voyageurs canadiens-français. On préfère le menu anglais. À Québec, encore, au Château Frontenac, 80% des employés sont des Canadiens Français, et pourtant, tout le monde préfère s'adresser à eux en anglais.

«Et le journal de Trois-Rivières de faire les commentaires suivants: "Comment expliquer cette étrange mentalité de ceux des nôtres qui capitulent si volontiers à l'égard de l'usage de notre langue française? L'explication reste difficile. Il est à remarquer qu'il ne s'agit ici que de notre public le plus instruit, le plus en moyens: celui qui voyage, celui qui lit, celui qui fréquente les hôtels cossus. Or ce public-là sait l'anglais, et s'en sert partout, de préférence au français.

"La conséquence est lamentable. On fournit aux compagnies anglaises le meilleur argument contre le bilinguisme. Si tous les clients canadiens-français emploient de préférence l'anglais, les frais d'impression de billets de passage et de menus rédigés dans les deux langues deviennent inutiles. La préférence donnée aux employés canadiens-français bilingues devient aussi superflue. Et des compagnies anglaises n'auront plus à s'embarrasser de l'usage de la langue française."

«Ces faits que relate le Bien public sont à peine croyables. Si la compagnie du Canadien Pacifique dit la vérité, elle nous a rendu un fier service en dévoilant combien des nôtres manquent totalement d'orgueil national et de patriotisme.

«Que chacun de nos lecteurs fasse son examen de conscience. Combien se sont rendus coupables d'une dédaigneuse négligence envers la langue française au magasin, au téléphone, au restaurant, dans les hôtels, sur les chemins de fer. Ils sont rares aujourd'hui, les maisons de commerce et les magasins où 'on ne peut se faire servir par des employés de langue française. Les patrons de ces magasins ont compris leur intérêt en retenant les services de ces employés. Que doivent penser de nous les chefs de ces maisons ou de ces compagnies lorsque nous négligeons de profiter des avantages qu'ils nous donnent et que nous sommes les premiers à réclamer lorsqu'on nous les refuse. 

«En agissant ainsi, nous faisons un tort considérable aux employés bilingues; nous trahissons les intérêts de la langue française. Celle-ci a déjà assez d'ennemis sans que nous nous mettions de la partie. Notre rôle est de la protéger, de la défendre, et non de la tuer par nos propres trahisons.»

Charles Gautier



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