À ma première année en sciences sociales à l'Université d'Ottawa, fin 1963, un de mes bons amis s'appelait François Godin. Il était originaire de Saint-Quentin, une petite localité du nord-ouest du Nouveau-Brunswick où la proportion de francophones avoisine 100%. Même s'il parlait un français châtié, il aimait, de temps en temps, nous lancer une phrase ou deux en «chiac» pour nous dérouter.
Selon ce qu'on pouvait comprendre, ce dialecte parfois difficile à suivre provenait du sud-est de la province, aux environs de Moncton, Dieppe et en particulier Shediac. Le plus souvent, il s'agissait de phrases ou d'expressions où des mots français étaient remplacés par des mots anglais. Un anglophone n'aurait rien compris mais la plupart des francophones bilingues en captaient le sens.
Si cette manière de parler avait été l'affaire d'une seule personne, on aurait conclu qu'elle avait échoué son apprentissage du français, ou trop vécu dans un milieu anglais. Mais non, c'était apparemment un argot collectif, parlé par des milliers d'Acadiens du sud-est alors que dans la péninsule acadienne et en allant vers la Madawaska, le français portait peu de traces de corruption par l'anglais.
Enfin, comme Franco-Ontarien à l'époque, j'avais déjà trop de problèmes avec l'assimilation à Ottawa pour prendre le temps de m'intéresser aux effets possibles d'un parler acadien exotique qu'on appelait le «chiac»... Puis, près d'un demi-siècle plus tard, en 2012, Lisa Leblanc lançait un album que j'aime beaucoup et qui me rappela, dans certaines chansons, le baragouinage «chiac» de François Godin...
Ainsi on entend dans sa chanson Motel, qui évoque «les motels cheap su'l'bord du highway»: «Shower head qui hang, pus de pression dans la douche, savon parfumé qui sent les années quatre-vingt, murs en bois castor, wallpaper fleuri déchiré, le ceiling leak depuis une couple d'années»...
Après des décennies d'étude de l'anglicisation et de la détérioration du français parlé et écrit, j'étais devenu plus sensible à la signification de l'entrée massive de mots anglais et d'anglicismes dans une langue déjà fragile en terre nord-américaine. Le chicotement que je ressentais en écoutant ce français magané s'est accru quand, par la suite, j'ai entendu Lisa Leblanc chanter dans un anglais fort correct...
Mais pour moi, la goutte qui a fait déborder le vase est tombée au début de 2016 quand j'ai appris que le Nouveau-Brunswick avait l'intention d'accueillir les Jeux de la francophonie 2017 en «chiac» avec le slogan «Right fiers». Et qu'il ne fallait surtout pas critiquer ce slogan anglo-franco au nom d'un quelconque «bon» français... (voir bit.ly/3fM8hFc)
«"RightFiers", et l’appropriation des deux langues qu’elle signifie, c’est l’opposé de l’assimilation. Notre parler, c’est notre résistance à l’assimilation, et à ceux qui souhaitent jouer à la police linguistique», déclarait le président de la Fédération de la jeunesse canadienne-française du Nouveau-Brunswick, Alec Boudreau. Ça ne s'invente pas... Mélanger l'anglais au français comme dans le «chiac» deviendrait un moyen d'éviter de s'angliciser... Quand même...
Récemment, devant l'effritement visible du français dans la région montréalaise et en Outaouais, j'ai exprimé la crainte qu'à moins de prendre des mesures énergiques, nous finirions aussi au Québec par basculer vers une forme de «chiac» d'ici quelques générations, et que ce métissage linguistique aboutirait éventuellement à l'assimilation complète.
Le vieil argument de défense du «chiac» a vite ressurgi, comme en témoigne la capture d'écran ci-dessus. Parler «chiac» serait un acte de résistance à l'anglais, et non une étape vers l'anglicisation. Comme cela arrive souvent sur Twitter, un débat s'est engagé entre cet agent pédagogique du Nouveau-Brunswick et un Québécois anonyme qui se défendait de diaboliser le «chiac» mais disait que ce dialecte n'avait pas d'avenir. La réponse vint rapidement:
Je suis tout à fait d'accord avec vous, M. Allard. Il faut que ces données-là se répandent et soient davantage connues, afin d'éveiller et de sensibiliser la population.
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