dimanche 23 janvier 2022

Le «chiac», un acte de résistance???

À ma première année en sciences sociales à l'Université d'Ottawa, fin 1963, un de mes bons amis s'appelait François Godin. Il était originaire de Saint-Quentin, une petite localité du nord-ouest du Nouveau-Brunswick où la proportion de francophones avoisine 100%. Même s'il parlait un français châtié, il aimait, de temps en temps, nous lancer une phrase ou deux en «chiac» pour nous dérouter.

Selon ce qu'on pouvait comprendre, ce dialecte parfois difficile à suivre provenait du sud-est de la province, aux environs de Moncton, Dieppe et en particulier Shediac. Le plus souvent, il s'agissait de phrases ou d'expressions où des mots français étaient remplacés par des mots anglais. Un anglophone n'aurait rien compris mais la plupart des francophones bilingues en captaient le sens.

Si cette manière de parler avait été l'affaire d'une seule personne, on aurait conclu qu'elle avait échoué son apprentissage du français, ou trop vécu dans un milieu anglais. Mais non, c'était apparemment un argot collectif, parlé par des milliers d'Acadiens du sud-est alors que dans la péninsule acadienne et en allant vers la Madawaska, le français portait peu de traces de corruption par l'anglais. 

Enfin, comme Franco-Ontarien à l'époque, j'avais déjà trop de problèmes avec l'assimilation à Ottawa pour prendre le temps de m'intéresser aux effets possibles d'un parler acadien exotique qu'on appelait le «chiac»... Puis, près d'un demi-siècle plus tard, en 2012, Lisa Leblanc lançait un album que j'aime beaucoup et qui me rappela, dans certaines chansons, le baragouinage «chiac» de François Godin...

Ainsi on entend dans sa chanson Motel, qui évoque «les motels cheap su'l'bord du highway»: «Shower head qui hang, pus de pression dans la douche, savon parfumé qui sent les années quatre-vingt, murs en bois castor, wallpaper fleuri déchiré, le ceiling leak depuis une couple d'années»...

Après des décennies d'étude de l'anglicisation et de la détérioration du français parlé et écrit, j'étais devenu plus sensible à la signification de l'entrée massive de mots anglais et d'anglicismes dans une langue déjà fragile en terre nord-américaine. Le chicotement que je ressentais en écoutant ce français magané s'est accru quand, par la suite, j'ai entendu Lisa Leblanc chanter dans un anglais fort correct...

Mais pour moi, la goutte qui a fait déborder le vase est tombée au début de 2016 quand j'ai appris que le Nouveau-Brunswick avait l'intention d'accueillir les Jeux de la francophonie 2017 en «chiac» avec le slogan «Right fiers». Et qu'il ne fallait surtout pas critiquer ce slogan anglo-franco au nom d'un quelconque «bon» français... (voir bit.ly/3fM8hFc)

«"RightFiers", et l’appropriation des deux langues qu’elle signifie, c’est l’opposé de l’assimilation. Notre parler, c’est notre résistance à l’assimilation, et à ceux qui souhaitent jouer à la police linguistique», déclarait le président de la Fédération de la jeunesse canadienne-française du Nouveau-Brunswick, Alec Boudreau. Ça ne s'invente pas... Mélanger l'anglais au français comme dans le «chiac» deviendrait un moyen d'éviter de s'angliciser... Quand même...

Récemment, devant l'effritement visible du français dans la région montréalaise et en Outaouais, j'ai exprimé la crainte qu'à moins de prendre des mesures énergiques, nous finirions aussi au Québec par basculer vers une forme de «chiac» d'ici quelques générations, et que ce métissage linguistique aboutirait éventuellement à l'assimilation complète.

Le vieil argument de défense du «chiac» a vite ressurgi, comme en témoigne la capture d'écran ci-dessus. Parler «chiac» serait un acte de résistance à l'anglais, et non une étape vers l'anglicisation. Comme cela arrive souvent sur Twitter, un débat s'est engagé entre cet agent pédagogique du Nouveau-Brunswick et un Québécois anonyme qui se défendait de diaboliser le «chiac» mais disait que ce dialecte n'avait pas d'avenir. La réponse vint rapidement:


Le point de vue ci-dessus semble être répandu, jusque dans les milieux officiels. Le «chiac» serait une forme de résistance, et l'Acadie du sud-est du Nouveau-Brunswick continuera de vivre «en français et en chiac». Le problème, c'est que la réalité contredit cette affirmation. Comme chez les dirigeants franco-ontariens aux lunettes roses qui gonflent les effectifs francophones pour masquer une assimilation galopante, la défense du «chiac» se profile sur un arrière-plan d'anglicisation de moins en moins lente, surtout dans la région de Moncton où l'anglais est nettement dominant.

Les recensements fédéraux sont probants à cet égard. Et surtout n'allez pas croire qu'on peut faire dire n'importe quoi à des statistiques. Les colonnes de chiffres des recensements sont une addition de témoignages réels de vraies personnes vivant à Dieppe, Shediac, ou Moncton. Et ce que ces données nous apprennent, c'est que la langue anglaise grignote à tous les ans une proportion des effectifs francophones dans cette région, alors que la francophonie reste intacte dans la péninsule acadienne et dans le Madawaska.

À Saint-Quentin, patrie de mon ancien ami François Godin, deux tiers de la population est unilingue française. Je reconnais que Saint-Quentin est une petite localité de 2000 personnes, et relativement isolée. Mais quand même. À Tracadie, dans la péninsule, plus de la moitié de la population ne connaît pas l'anglais. Mais à Shediac, Dieppe et Moncton, près de 90% des Acadiens sont bilingues. Expliquez-moi cela. Peut-être ont-ils vraiment besoin de l'anglais, même quand ils sont majoritaires comme à Dieppe, dans ce coin de pays. Comment expliquer que les anglophones minoritaires à Dieppe et Shediac, soient massivement unilingues anglais? Peut-être qu'ils n'ont pas vraiment besoin du français parce que les francophones leur parlent presque toujours en anglais? Je suis Franco-Ontarien d'origine, j'ai bien connu ce phénomène...

C'est de cette façon que se créent des «chiacs»... À force d'être obligé d'employer des mots anglais, ceux-ci s'infiltrent dans le parler collectif des francophones. J'ai vécu ça à Ottawa, dans mon petit quartier à côté de la «track»... Graduellement, de génération en génération, de plus en plus de personnes dont le français est la langue maternelle en arrivent à parler le plus souvent l'anglais, même à la maison. Ça aussi, les recensements fédéraux le démontrent hors de tout doute. Cette tendance est déjà en marche à Dieppe et Shediac, pas rapide mais réelle, alors qu'elle s'accélère de façon inquiétante à Moncton. Elle est à toutes fins utiles inexistante dans la péninsule et dans le Madawaska.

Je sais que c'est plate mais je vais risquer des chiffres du recensement de 2016 (les données du recensement de 2021 sont attendues à l'automne prochain). À Dieppe, il y a un peu plus de 6000 anglophones selon la langue maternelle (24,7% de la population), mais cette proportion grimpe à 30,7% quand on dénombre ceux et celles qui parlent surtout l'anglais à la maison. Et plus de deux tiers des anglos sont unilingues. Comment expliquer que dans une ville de 25 000 personnes à 72% francophone on trouve 4300 unilingues anglais et seulement 2175 unilingues français? «Continuer de vivre en français et en chiac»? Pour le moment sans doute, mais pour combien de temps?

J'ai la plus grande admiration pour les Acadiens et leur défense d'un précieux héritage culturel. Mon ancienne patrie franco-ontarienne est bien plus mal en point que la leur. Il reste que d'aucune façon peut-on interpréter l'infiltration de mots anglais dans le parler collectif comme un geste de résistance à l'anglais et d'affirmation du français. L'Acadie du Nouveau-Brunswick n'est pas au bord du gouffre, contrairement à la francophonie des autres provinces anglaises. Mais la glissade est commencée et pour redresser la situation, il faut regarder la réalité en face et ranger les lunettes roses...


1 commentaire:

  1. Je suis tout à fait d'accord avec vous, M. Allard. Il faut que ces données-là se répandent et soient davantage connues, afin d'éveiller et de sensibiliser la population.

    RépondreEffacer