La loi fédérale sur les langues officielles a été adoptée en 1969, au moment où tous ceux qui avaient les yeux ouverts constataient déjà un déclin marqué de la langue française à l'extérieur du Québec, ainsi que les menaces pesant sur l'avenir du français au Québec même. Malgré tout, cette loi consacrait une égalité fictive entre l'anglais et le français au Canada, avec comme corollaire une symétrie fictive entre les minorités francophones et la soi-disant minorité anglo-québécoise.
Il a fallu cinq décennies additionnelles de recensements fédéraux pour établir noir sur blanc, sans le moindre doute, la chute - qui sera bientôt vertigineuse - du français «partout au Canada, et même au Québec». Un constat embêtant au moment où l'on doit moderniser la Loi sur les langues officielles et annoncer le nouveau plan d'action linguistique 2023-2028. Mais fiez-vous à Ottawa qui, tout comme en 1969, met ses œillères ou pire, ferme ses yeux et bouche ses oreilles.
Préférant le brouillard des boules de cristal aux données chirurgicales offertes par ses propres recensements, le gouvernement de Justin Trudeau semble croire que les milliards de dollars qu'il s'apprête à injecter dans la francophonie minoritaire pourraient contribuer à freiner le déclin du français, voire renverser la tendance historique vers l'anglicisation. Saint Jude priez pour nous.
Les milliers d'immigrants francophones qu'on dirigera vers l'Ontario, le Manitoba, l'Alberta ou la Colombie-Britannique s'assimileront à la majorité anglophone au même rythme que les membres de la minorité historique. À l'exception du nord du Nouveau-Brunswick et de quelques pochettes de l'Est et du Nord ontarien, la francophonie est en phase terminale au Canada anglais. Le seul véritable combat dont on ne connaît pas l'issue, c'est celui qui se livre au Québec. Et que fait Ottawa en terre québécoise? Il jette ses millions en langues officielles dans les coffres anglo-québécois.
Ce qui m'apparaît le plus remarquable, c'est qu'on ait perdu plus de 50 ans à asphalter une autoroute linguistique qui ne mène nulle part. Un sens unique vers un précipice. Il aurait plutôt fallu inverser les panneaux routiers et diriger le gros des efforts vers le coeur de la francophonie, vers le bassin du Saint-Laurent et les régions à forte présence francophone qui l'avoisinent. Non, on a préféré se bercer d'illusions en finançant les grappes de la survivance, de Halifax à Vancouver.
Non pas que ces groupes canadiens-français et acadiens ne méritent pas leur part de la tarte. Au contraire. Le gouvernement fédéral leur doit bien ça après 150 ans de persécutions et d'injustices. S'ils peuvent sauver quelques meubles, tant mieux! Mais ce seront des individus qu'on sauvera de l'assimilation, des milliers certes, mais on perdra ce qui reste des anciennes collectivités, comme cela s'est produit à Ottawa, Cornwall, Sudbury, Welland, Saint-Boniface et ailleurs. La langue et la culture française n'ont aucune chance de se maintenir ou de progresser hors de collectivités relativement homogènes. Les barricades ne tiendront qu'au Québec, ou tout près.
Je n'apprends rien, ici, à ceux et celles qui oeuvrent sur le terrain. Les beaux discours, les chiffres gonflés, ne sont que ça. Ils entretiennent les illusions, les mythes, attirent les dollars fédéraux et, parfois, provinciaux. Mais ils ne changent rien à la réalité sociale dans laquelle les francophones vivent à l'extérieur du Québec. Dans les écoles françaises de l'Ontario, les élèves parlent le plus souvent anglais dans les couloirs ou dans la cour d'école. La majorité des francophones minoritaires de tous âges utilisent l'Internet en anglais, fréquentent les médias de langue anglaise, écoutent la musique en... Pas besoin de vous le dire. Plus de 40% d'entre eux utilisent surtout l'anglais à la maison... Tout le monde le sait. Mais on fait semblant.
Il y a 54 ans, le 20 février 1969 (l'année de l'Adoption de la Loi sur les langues officielles), le journal étudiant de langue française de l'Université d'Ottawa, La Rotonde, a publié une édition spéciale intitulée «dossier-franco» pour faire le point sur la situation de l'Ontario français. Au-delà de l'affaiblissement de la proportion d'étudiants de langue française à l'Université (de 64% en 1958 à 51% en 1969 - c'est 30% en 2023), certains textes signés par des Franco-Ontariens sont fondés sur l'expérience vécue et l'observation d'un monde que plusieurs de nos bonzes politiques peinent à discerner à la troisième décennie du 21e siècle.
Le plus percutant d'entre eux, signé par Jean-Claude Carisse, porte sur l'expérience du «Bistro 150» entre 1963 et 1969. À l'origine conçu comme boîte à chansons pour permettre aux jeunes Franco-Ontariens de la région d'Ottawa et de l'Est ontarien (des localités à forte présence francophone) d'entendre les chansonniers - québécois et autres - de l'époque des années 1960, ce Bistro situé à Ottawa a dû fermer ses portes après six ans et demi d'efforts infructueux auprès d'une jeunesse ontaroise déjà engagée sur la pente de l'assimilation. Je me souviens d'y être allé à l'occasion, notamment pour un spectacle mémorable de Tex Lecor en 1967.
L'administrateur du Bistro 150, Jean-Claude Carisse, rappelle que pendant ses six années d'existence, la boîte à chansons a reçu des milliers de jeunes, «mais que la majorité d'entre eux étaient d'origine québécoise; ils habitaient Hull et ses environs ou demeuraient sur le campus de l'Université d'Ottawa». Après avoir vainement tenté la même expérience dans d'autres succursales du Bistro à Ottawa et dans l'Est ontarien, les responsables en sont venus à la conclusion suivante: les jeunes Franco-Ontariens (de Casselman, Orléans, Ottawa) «ne désiraient pas de ces spectacles français». «Dans certaines de (nos) succursales, on avait peine à faire accepter que les disques de danse soient en français.»
«Ce n'est donc pas grâce à la jeunesse franco-ontarienne si le Bistro a pu survivre pendant six ans et demi, poursuit-il. Cette même jeunesse (...) est aujourd'hui plus anglicisée que jamais; et dire que c'est sur elle que les "patriarches" franco-ontariens comptent faire la "relève".» Et n'oubliez pas: nous sommes ici à la fin des années 1960. La situation est bien, bien pire en 2023.
Le second texte de La Rotonde que j'ai retenu a été rédigé par un étudiant en sociologie de l'Université d'Ottawa, Gilles Valiquette (non, pas le chansonnier). Originaire de la Basse-Ville d'Ottawa, il pouvait ajouter à ses connaissances sociologiques le vécu quotidien d'un jeune Franco-Ontarien vivant au coeur du principal quartier français d'Ottawa (qui n'existe plus aujourd'hui). Il écrit alors:
«La culture franco-ontarienne est devenue de plus en plus hybride, une juxtaposition de traits culturels étrangers, culture d'un groupe qui parle une langue de plus en plus appauvrie et viciée. Il ne fait aucun doute que dans plusieurs secteurs de sa vie culturelle, le Franco-Ontarien démontre des préférences anglo-américaines marquées: musique, cinéma, télévision, etc.»
Puis parlant des échanges entre Franco-Ontariens et Québécois, durement mis à l'épreuve avec la montée du mouvement indépendantiste au Québec dans les années 1960, M. Valiquette poursuit: «Que peuvent contribuer les Franco-Ontariens à la culture du Québec? Peut-être deux choses. Premièrement: immigrer au Québec. Deuxièmement: faire un effort considérable (impossible?) pour maintenir un semblant de vie française en Ontario. La première contribution semble plus pratique et moins illusoire.»
Au lieu d'approfondir et d'en débattre dans les milieux institutionnels et organisationnels franco-ontariens, les soi-disant dirigeants et porte-parole de la minorité francophone (et des autres minorités francophones sous la gouverne de la FCFA) ont choisi de dissimuler le plus possible ces constats et d'avancer des chiffres délirants (comme 2,8 millions de francophones hors Québec alors qu'on dépasse à peine 1 million), pour convaincre Ottawa d'investir dans des causes certes méritoires mais largement perdues. Il aurait été bien plus utile de cesser de jouer la comédie, de tout avouer et d'injecter les millions $ reçus là où il reste vraiment quelque chose à sauver.
Mais voilà. Ottawa dépensera des milliards pour défendre et promouvoir le français quasi agonisant à l'extérieur du Québec, et du même coup pour défendre et promouvoir l'anglais en plein essor au Québec. L'issue d'une telle politique est claire comme l'eau de roche: la disparition éventuelle de la seule nation française d'Amérique du Nord. Mais ça, on le savait déjà en 1969...
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