jeudi 16 mars 2023

Le Droit, 27 mars 1913 - 23 mars 2023


----------------------------------------------------------------

Le quotidien où j'ai entamé ma carrière de journaliste en 1969 et auquel j'ai été associé pendant 45 ans mourra le 22 mars 2023 après 110 années d'existence. Ce qui reste de l'ancien produit continuera de paraître (pour combien de temps?) mais l'entreprise fondée en 1913 disparaîtra, avalée par une OBNL coopérative nationale dont le siège sera sans doute à Québec.

Pour ceux et celles qui s'intéressent toujours aux médias régionaux, le sort du Droit sera exactement le même que celui réservé aux autres quotidiens du groupe coopératif CN2i. Partout, à Gatineau, Granby, Sherbrooke, Trois-Rivières, Saguenay, et Québec, les produits d'information continueront d'être offerts, mais les entreprises qui les fabriquaient jusque là disparaîtront.

Si, dans son indifférence croissante pour les quotidiens régionaux, Power Corp/Gesca, jadis propriétaire de ces quotidiens et de La Presse, avait mis en branle une dissolution semblable des entreprises locales pour les fusionner sous l'égide de la grosse Presse de Montréal, il y aurait certainement eu un débat. Sur la place publique. Des manifs? Sait-on jamais... De toute façon, pour ne pas avoir à se salir les mains, Power/Gesca a cédé la grappe de journaux à Martin Cauchon et Groupe Capitales Médias en 2015. On connaît la suite.

Le cynisme de l'annonce du 16 mars 2023 (voir lien en bas de page) - même titre, même auteure, même texte dans les six quotidiens régionaux (Le Soleil, Le Quotidien, Le Nouvelliste, La Tribune, La Voix de l'Est et Le Droit) - fait hérisser les poils. Dans des articles identiques avec photos identiques, on veut nous faire croire que chacun des journaux préservera son identité régionale... On n'a même pas pris le soin d'inventer une citation d'un porte-parole de chaque quotidien pour lui donner au moins une apparence locale.

De plus, à moins que l'article «La CN2i et les six coops locales fusionnent» soit mal fignolé au point de le rendre incompréhensible, le contenu frise la dissimulation. On présente la disparition des entreprises coopératives locales comme une simplification structurelle... Une simple adaptation en fonction de critères (non identifiés) qui auraient changé depuis le «sauvetage» des six journaux en 2019. L'existence de l'entreprise Le Droit, comme ses camarades coopératifs ailleurs au Québec, était devenue un «poids» pour l'organisation...

Que restera-t-il d'outaouais, de gatinois ou de franco-ontarien dans la «structure regroupée»? Un «comité aviseur« (anglicisme scandaleux, il faudrait écrire comité consultatif ou comité conseil) mis en place dans chaque «média local». Des décisions pouvant être prises à Gatineau jusque là deviennent désormais des propositions soumises à un pouvoir décisionnel central. Des décisions prises à Trois-Rivières, Granby, Sherbrooke, Saguenay jusque là deviennent désormais des propositions soumises à un pouvoir décisionnel central. Ou ai-je mal compris?

Et remarquez bien qu'on mentionne au milieu du texte que ce «chantier» est le dernier du directeur général sortant et que la transition est en cours depuis quelques semaines avec la nouvelle directrice générale Geneviève Rossier. Ce qui signifie que ce coup est planifié depuis longtemps mais qu'on s'était bien gardé de l'annoncer, préférant travailler à l'abri du public qu'on prétend desservir. Le texte du Soleil annonçant la nomination de Mme Rossier, le 19 janvier 2023, n'en soufflait pas mot.

Au contraire, et cela apparaît aujourd'hui nettement comme une cachotterie, la future DG disait avoir «hâte de poursuivre le chemin déjà bien amorcé de la transition numérique de CN2i». Rien qui laisse présager un nouvel empire coopératif d'information plus centralisé, délesté de ses entreprises locales. Même que Mme Rossier se dit très attachée à l'information régionale «gage de la cohésion sociale». «L'information de proximité, dit-elle, c'est ce qui fait que les communautés se tiennent ensemble. C'est vraiment un élément important pour garder nos démocraties saines et en santé.» Et son premier geste sera de présider à l'abolition des entreprises locales...

Faites-nous confiance, le fonctionnement local ne changera pas. Aucun changement, affirme le DG sortant Stéphane Lavallée. La disparition des entreprises régionales «enlève un poids à l'organisation, mais dans le fonctionnement, demain, ça ne paraîtra pas, et la semaine prochaine non plus.» Et la semaine suivante? Et le mois suivant? Et l'année prochaine? Vous voulez vraiment qu'on vous croie sur parole? À chaque mauvaise nouvelle annonçant une coupe ou un changement de trajectoire, on invoque depuis toujours des facteurs imprévus. Parfois réels. Parfois moins. 

Pour ce qui est de l'autonomie, voire de l'indépendance locale, on a un indice de l'avenir sombre qui nous attend avec l'article bien orchestré, sans élément critique, que tous les quotidiens ont inséré dans leur édition numérique du 16 mars 2023. C'était de toute évidence une commande de la direction, présentée sous forme de texte de nouvelles dans tous les journaux du groupe. Ce n'est pas un texte d'information professionnel, du moins au regard des principes que j'ai toujours tenus pour sacrés. C'est le maquillage d'une annonce carrément publicitaire et institutionnelle en article de nouvelles. Un journaliste véritablement libre n'aurait pu écrire un tel texte.

Mais je ne compte pas sur un soulèvement des forces vives de l'information locale. À la fin du texte, on indique que les membres de chaque média local ont accepté cette «modification de structure» (c.-à-d. la disparition de leur quotidien) «pratiquement à l'unanimité». Il doit rester un ou deux rebelles quelque part, sinon on aurait enlevé le mot «pratiquement». Souhaitons qu'il(s) ou elle(s) se manifestent et brisent une certaine omerta qui étouffe trop souvent la presse québécoise depuis le début du 21e siècle et l'envahissement de l'Internet.

Peut-on espérer un tout petit soulèvement du public si ce dernier arrive à décoder les messages brouillardeux de CN2i? Sans doute pas. L'avenir des journaux n'intéresse plus grand monde. Les milieux franco-ontariens qui défendaient Le Droit depuis sa fondation ont dépéri ou se sont tus depuis la perception, puis la réalité d'un quotidien ayant désormais son siège à Gatineau, et non à Ottawa. Quand au public de l'Outaouais, à l'exception de quelques franges militantes, il a été depuis un siècle dressé à accepter trop facilement les miettes qui tombent des tables de Québec et d'Ottawa. La structure médiatique, sujet parfois abstrait, le laissera largement indifférent...

L'espoir suscité par le courageux sauvetage coopératif des six journaux papier de Groupe Capitales Médias en 2019 s'est transformé en résignation devant ce qui semble être devenu l'inéluctable. Le précipice est droit devant, et comme dirait le secrétaire général de l'ONU, «nous avons le pied sur l'accélérateur»...

------------------------------------------------------

Lien au texte du 16 mars 2023 sur la fusion des coopératives d'information - https://www.ledroit.com/2023/03/16/la-cn2i-et-les-six-coops-locales-fusionnent-65d45825910b313020131522c38eba09

---------------------------------------------------------------------------------

NB - Le texte sur lequel je me suis appuyé pour rédiger ce billet de blogue a été modifié en ligne durant la journée du 16 mars. Heureusement j'ai imprimé la version mise en ligne à 6 h du matin. Dans la publication mise à jour de l'après-midi, les deux phrases suivantes du premier paragraphe avaient disparu: «Les sept coopératives n'en formeront qu'une à partir du 23 mars. Elle (CN2i) deviendra par le fait même une organisation à but non lucratif (OBNL).» Voilà un des dangers du numérique. On change les textes et les versions antérieures disparaissent à jamais...


Aucun commentaire:

Publier un commentaire