mercredi 22 mars 2023

Une jeunesse francophone fatiguée?

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À chaque controverse, à chaque brimade, à chaque lutte, la francophonie hors Québec suscite quelques manchettes médiatiques. Des militants et dirigeants d'organisations visés par ces controverses, brimades et luttes montent aux barricades pour quelques jours, quelques mois, parfois plus. Puis c'est le silence et le processus d'assimilation depuis longtemps amorcé se poursuit sans heurt...

Voilà pourquoi l'émission spéciale de Radio-Canada intitulée Vider son sac, une jeunesse francophone fatiguée m'apparaissait opportune. L'éclairage qu'elle devait apporter, du moins me semblait-il après lecture d'un texte du Devoir*, émanerait du quotidien, du vécu des collectivités canadiennes-françaises et acadiennes, et non de réactions ponctuelles à une quelconque décision judiciaire, fermeture d'université ou manifestation de francophobie. 

Après l'avoir visionnée à 18 h 30, lundi soir, sur les ondes de Radio-Canada Ottawa/Gatineau, puis de nouveau le lendemain sur Tou.tv, j'ai dû conclure que les quatre ou cinq personnes interviewées - fort intéressantes par ailleurs - n'étaient que quelques pièces d'un immense casse-tête en début de construction sur la grande table canadienne.

Peut-être avais-je été influencé par l'article publié le 18 mars dans le quotidien Le Devoir, où le journaliste Étienne Lajoie (posté à Toronto) écrivait: «Les jeunes leaders francophones en situation minoritaire sont à bout de souffle et ils ne se cachent pas pour le dire dans le documentaire "Vider son sac, une jeunesse francophone fatiguée".» Comme M. Lajoie semble avoir vu le reportage, cette entrée en matière est incompréhensible.

La seule donnée permettant d'accréditer cette thèse est soulevée par la journaliste radio-canadienne Rose Nantel quand elle évoque une étude de Statistique Canada révélant que les militants francophones sont peu nombreux hors Québec, que ce sont toujours les mêmes et qu'à force de combats à armes inégales, ils sont exténués. Il me semble, comme ils sont peu nombreux et que ce sont toujours les mêmes, qu'on aurait été en droit d'en entendre au moins quelques-uns durant l'émission. Ce ne fut pas le cas.

Comment peut-on espérer démontrer que «les jeunes leaders francophones en situation minoritaire sont à bout de souffle et ne se cachent pas pour le dire» à partir du témoignage de quatre ou cinq personnes de milieux géographiques et sociaux éloignés les uns des autres (Alberta, Saskatchewan, Acadie du Nouveau-Brunswick), dont une seulement (Janie Moyen, originaire de la Saskatchewan) exprime très clairement son épuisement, au point de «ne plus avoir le goût d'être francophone»?

Évidemment, brosser un tableau complet de la réalité des jeunes Franco-Canadiens hors-Québec est impensable dans le contexte d'une demi-heure de télé. Mais dans la mesure où, dans son introduction, la journaliste Rose Nantel offre quelques indications sur la démographie linguistique canadienne, le public est en droit de s'attendre que Radio-Canada ait bien fait ses devoirs. Surtout que dans sa bande-annonce, le réseau de télé affirme que son reportage «présente cette génération» de jeunes francophones hors Québec.

Ça commence bien mal quand la journaliste aborde les résultats du recensement de 2021 qui, dit-elle, confirment une augmentation du nombre absolu de personnes «qui parlent et connaissent le français au pays», mais une baisse du poids démographique de la francophonie, même au Québec. Les mots clés ici sont «parlent et connaissent». Elle inclut dans son portrait statistique les anglophones bilingues, identifiés comme francophones au sens où on l'entend habituellement, alors qu'ils sont en réalité anglophones. 

Si Radio-Canada veut vraiment parler de la francophonie hors Québec en chiffres, le réseau doit axer son analyse à partir des données sur la langue maternelle, la langue d'usage (la plus souvent parlée à la maison) ou à la limite la PLOP (première langue officielle parlée), toutes étant incluses dans le recensement de 2021. Et elle doit utiliser les chiffres pertinents pour les minorités francophones, évitant de déformer la réalité en les intégrant aux résultats pour le Québec.

Alors si l'on refait l'exercice bâclé, on apprend que tant au chapitre de la langue maternelle (première langue apprise et encore comprise) et de la langue d'usage, le nombre de francophones hors Québec a diminué en chiffres absolus, pas seulement en proportions, entre les recensements de 2016 et 2021. Cela modifie sérieusement la prémisse voulant que le nombre de francophones augmente moins vite que le nombre d'anglos. En réalité, il diminue!

Une analyse des recensements, même un survol sommaire, révèle rapidement que la moitié des francophones à l'extérieur du Québec vivent en Ontario, et près du quart au Nouveau-Brunswick. Laisser entendre qu'on présente «cette génération» de jeunes francophones minoritaires sans inclure un seul Franco-Ontarien m'apparaît tout au moins étrange. Et parler de «leaders» (on aurait pu écrire chefs de file) quand on n'interviewe aucun militant ou représentant d'association ou d'organisation de jeunes, scolaire ou pas, me semble préoccupant.

Fort pertinents, les témoignages présentés durant l'émission ouvrent plusieurs portes intéressantes - l'apport de francophones issus de l'immigration, l'épuisement des combattants à l'usure, la remise en question constante de droits qu'on croit acquis - mais ne permettent pas de savoir qui est vraiment «cette génération» de jeunes éparpillés d'un océan à l'autre, ni de connaître son niveau réel de participation ou d'engagement envers la francophonie canadienne. Les portraits statistiques des collectivités minoritaires dressés par Statistique Canada en 2010 (devant être bientôt renouvelés) brossent un tableau sombre d'une jeunesse en voie d'assimilation, souvent à une vitesse fulgurante.

Quelques-unes des observations présentées à l'émission entrouvraient une fenêtre sur le vécu réel de ces francophones minoritaires. Tel Ahdithya Visweswaran, d'origine indienne (de l'Inde), qui lève un peu le voile sur la société albertaine quand il affirme que parler français dans un milieu unilingue anglais nécessite un engagement personnel: «Tu dois décider le matin que tu vas passer ta journée en français». Et Janie Moyen, en parlant de son engagement fransaskois: «J'étais l'une des seules. Je n'ai pas vu de relève. Pourquoi je suis la seule? Les jeunes qui participent sont peu nombreux, toujours les mêmes.» Voilà sans doute pourquoi elle n'a plus le goût de lutter.

L'article du Devoir étale une autre conclusion de la journaliste de Radio-Canada, insoutenable avec un si faible nombre d'entrevues sans pour autant être fausse: «Les Fransaskois, les Franco-Albertains et les Acadiens rencontrés dans le cadre du reportage de Radio-Canada sont "bilingues et fiers", note Rose Nantel. L’anglais, disent-ils, n’est pas une menace pour leur langue, poursuit-elle.» Ce phénomène, déjà constaté chez les Franco-Ontariens, mène à une double identité, franco-anglaise, qui n'est qu'une étape vers l'anglicisation complète.

Seul Radio-Canada a les moyens de produire une série qui présenterait un portrait plus réaliste du vécu et de l'évolution de la jeunesse francophone vivant à l'extérieur du Québec. Mais on n'osera jamais. On préfère nous faire croire, comme la Fédération des communautés francophones et acadienne, que le Canada compte 11 millions de francophones, dont 2,8 millions hors-Québec (incluant 1,8 million d'anglos bilingues). Il aurait été plus juste de dire 7,5 ou 8 millions... Mais comme le dit si bien la Fransaskoise Janie Moyen, «tu parles français, good, you're in!»

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*Lien au texte du Devoir La jeunesse militante francophone est fatiguée, 18 mars 2023 - https://www.ledevoir.com/culture/ecrans/785834/documentaire-la-jeunesse-militante-francophone-est-epuisee

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