Les dernières éditions imprimées des quotidiens La Presse et Le Droit... «Le journalisme remonte la pente», annonçait en gros caractères Le Devoir, ce lundi 29 novembre 2021. Voici le lien: bit.ly/3rlNv68. Avant de poursuivre, prenez le temps de lire ce texte qui, par certains aspects, je dirais plutôt par certaines omissions, semble sortir tout droit du pays des merveilles.
Si j'ai bien compris, les journaux étaient en difficulté à cause de la chute des revenus publicitaires des deux dernières décennies. La faute de l'Internet et de ses réseaux sociaux, dit-on. Là, l'embauche reprendrait parce que l'apport des pubs s'est stabilisé et que les gouvernements ont pompé des millions de dollars dans la presse écrite. Et elle reprendrait encore plus vite sans cette satanée pénurie de main-d'oeuvre, à laquelle s'ajoutent les mauvaises conditions de travail et l'impression que le journalisme est une profession sans avenir.
Y'a du vrai dans tout ça mais la réalité - la vraie - dépasse largement les couloirs étroits de cette analyse. Dans la presse écrite (je connais peu les médias électroniques), on a souvent la mémoire courte et on passe à côté de sujets plus délicats, pour ne pas dire tabous. Quand on verse ces enjeux dans la marmite, le mélange est bien plus toxique. Le problème, c'est qu'on ne les verse jamais dans la marmite...
Revenons d'abord sur cette demi-fiction d'une régression de la presse écrite remontant à l'invasion de l'Internet et de ses dérivés. Disons à partir de l'an 2000. Il faudrait enlever ces oeillères et remonter bien plus loin qu'une vingtaine d'années. Dans plusieurs journaux, les avancées technologiques et la mainmise croissante des barons de presse sur des entreprises jadis indépendantes avaient enclenché un mouvement de coupes dans les effectifs, et dans l'espace rédactionnel, depuis les années 1970.
Dans mon journal, Le Droit, auparavant propriété des Oblats, l'arrivée de Conrad Black et de ses sbires dans le décor a entraîné en 1988 - bien avant l'Internet - des coupes de près de 40% du personnel de la salle de rédaction. L'érosion de la qualité et de la quantité d'information se répercutait déjà sur le moral des journalistes et sur le nombre de lecteurs. Le cercle vicieux était amorcé bien avant la fin du 20e siècle: on coupe, la qualité diminue, le lectorat s'effrite, ce qui mène à de nouvelles coupes, à une autre baisse de qualité, et à une perte accrue de lecteurs. Etc.
Les empires de presse, comme toutes les entreprises capitalistes, n'ont qu'un dieu: le profit. Ils ont pressé le citron à l'excès et nos bons vieux journaux étaient déjà amochés pour la plupart quand l'univers numérique est passé à l'attaque. Et au lieu de défendre 500 ans de civilisation imprimée, d'ébaucher des stratégies pour améliorer la qualité et convaincre les auditoires en misant sur la valeur du produit, ils ont baissé les bras, pris le chemin de la facilité et se sont laissé séduire par le côté sombre de la force...
Rendus au début des années 2010, le cheval de Troie avait pénétré les murs des rédactions et une proportion croissante de journalistes croyait dur comme fer que les jours de l'imprimé étaient comptés. Que nos belles bibliothèques seraient remplacées par des clés USB et que le public préférerait de loin puiser ses nouvelles au fond d'un écran, même très petit. La discussion était terminée ou presque et ceux qui se levaient pour endiguer tant soit peu la vague numérique commençaient à passer pour des dinosaures.
Attribuer à l'Internet l'implosion de la presse écrite, sans tenir compte de la concentration de la propriété, de l'appétit vorace de profits, du mépris des barons pour l'information, de l'affaissement moral d'une trop grande proportion des scribes, c'est manquer le bateau. C'est bien plus simple de privilégier la thèse du maraudage des revenus publicitaires par les ogres numériques...
Pénurie de main-d'oeuvre?
Passons maintenant aux mythes entourant la pénurie de main-d'oeuvre. C'est vrai que les conditions de travail et les salaires des journalistes ne sont pas attrayantes. Ils ne l'étaient pas non plus il y a plus de 50 ans quand j'ai mis les pieds pour la première fois dans une salle des nouvelles, mais cela n'empêchait pas les jeunes de se bousculer pour obtenir les postes qui se libéraient. Le texte du Devoir mentionne l'impression laissée d'une profession sans avenir en 2021... Cette piste est bien meilleure et mérite d'être scrutée. En gardant toujours en tête le mot clé qu'on oublie trop fréquemment: pourquoi?
La réponse réside dans le produit lui-même: les journaux quotidiens imprimés. Leur existence physique était la raison-d'être de notre engagement, de notre militantisme, de nos solidarités. Le journal était structuré. Ce n'était pas simplement des nouvelles lancées n'importe comment, une à la suite de l'autre. Il y avait partout un effort individuel et collectif de jugement: à la cueillette de l'information, à la rédaction, à la correction, au choix de la page, du caractère et de la grosseur du titre, au positionnement dans la page par rapport à d'autres textes ou photos, au graphisme. Et le résultat, c'était les pages chaudes sortant des presses, ces pages qui saliraient nos mains et aboutiraient dans des centaines de kiosques et des dizaines de milliers de foyers de la région.
On le touchait, on le sentait, on l'entendait, on l'apportait. Le journaliste est un artisan: il doit pouvoir tenir dans ses mains l'oeuvre à laquelle il a participé. Et les abonnés n'avaient pas à chercher une application et cliquer je ne sais combien de fois pour arriver à tourner les pages et monter ou descendre le texte. Le journal, cet assemblage de nouvelles, de reportages, de commentaires et de pubs était imprimé pour de bon, sans possibilité de changement, et il était acheminé aux lecteurs. Il était livré à la porte, se retrouvait sur la table de cuisine, dans le salon, toujours ouvert... On le voyait dans les kiosques, dans les restos... Tous pouvaient le visualiser. Ces journaux régionaux (ou nationaux) faisaient corps avec leur public cible, faisaient partie de l'âme des collectivités desservies.
Notre salle des nouvelles, comme d'autres sans doute, était un lieu de travail, d'échanges, de dialogues, de chicanes, de débats, de bonheur. Nous avions des salaires modestes, des patrons parfois détestables, mais nous avions hâte de nous rendre au boulot. Nous arrêtions même au journal le soir et les fins de semaine, pour jaser avec des collègues. C'était presque un second chez-soi. Et le fil conducteur, c'étaient ces pages de papier où l'on contribuait à écrire l'histoire de l'humanité, du moins de notre petit coin, au quotidien. La clé, c'était le journal imprimé. Et on a jeté la clé à la poubelle.
Si le journalisme est perçu au Québec comme une profession sans avenir par plusieurs, c'est parce qu'il n'y presque plus de journaux en papier. Le Journal de Montréal (et de Québec), Le Devoir. Le Journal de Montréal (et de Québec), Le Devoir. Je cherche... Rien d'autre... Un écran, ce n'est pas un journal et ce ne le sera jamais, mais ça va prendre du temps avant de s'en apercevoir. La perception est le plus souvent une chose bien simple. Rien qu'à voir on voit bien, dit le vieux dicton. Eh bien justement, on ne voit plus de journaux, ou presque. Dans les kiosques, dans les résidences, dans les salles de rédaction, on voit le vide, l'absence. Une profession sans avenir.
Pour ce qui est des autres motifs d'une pénurie de personnel journalistique, permettez-moi de rappeler une vérité que trop de gens oublient: la moitié de la population francophone est fonctionnellement analphabète. Cela réduit à la fois le public des journaux et le bassin de journalistes potentiels. On bombarde les jeunes d'anglais (intensif à l'école, à l'écran) au lieu de bien apprendre et de respecter la langue française qu'on s'acharne à conserver depuis des siècles. Ce n'est pas compliqué: trop de jeunes qui pourraient faire d'excellents journalistes ne savent pas écrire simplement et correctement. Ça, c'est un gros morceau du problème.
La question se pose depuis longtemps dans les journaux de langue française hors Québec. Il y a une vingtaine d'années, j'avais rencontré la rédactrice en chef d'un journal de l'Ouest canadien et elle nous disait que les lecteurs se plaignaient que les rédacteurs étaient trop souvent des Québécois ou des Européens qui ne connaissaient pas le milieu. Et elle avait avoué qu'elle n'avait pas le choix: elle ne trouvait pas dans ces minorités des candidats capables d'écrire convenablement en français. Cette situation se répand de plus en plus aujourd'hui, même au Québec. Je serais curieux de savoir combien de journalistes du Droit sont franco-ontariens. Et pourquoi on entend de plus en plus d'accents européens dans les bulletins télé de Radio-Canada. Ce qu'on trouverait à coups de pourquoi risquerait d'être fort déplaisant.
Alors moi je dirais à ces savants décortiqueurs de la situation du journalisme d'explorer à fond deux avenues: l'effet de l'absence des journaux imprimés et la dégradation de la langue française dans les générations montantes. Ne pas le faire, c'est comme jeter à la poubelle des morceaux clés du casse-tête...