jeudi 11 août 2022

Entre Josée Boileau et Solange Chaput-Rolland...


L'ancienne rédactrice en chef du Devoir et actuelle collaboratrice à la revue L'actualité, Josée Boileau, a suscité de nombreuses réactions, passant toute la gamme entre l'appui et l'indignation, à la suite de son texte intitulé «Il est où le français, il est où?» (voir bit.ly/3QtNjLm).

Le défi qu'elle s'offrait était à la fois simple et complexe. Ayant constaté que depuis l'adoption de la Loi 96, on semble croire dans certains milieux que les Anglo-Québécois soient la minorité menacée au Canada, «j’ai choisi, écrit Mme Boileau, de "sauter dans mon char" pour traverser le Canada vers l’ouest, en me demandant par ailleurs jusqu’où j’allais croiser la "francophonie" canadienne…»

Évidemment, elle ne l'a pas croisée...

(Note de moi: j'adore les trois points de suspension à la fin d'une phrase. C'est une invitation à lire entre et au-delà des lignes, à se mettre dans la tête et dans les tripes de l'auteur(e), à extrapoler tout ce qu'il (elle) aurait pu ou voulu ajouter mais qu'il (elle) a tu pour des tas de bonnes - et parfois de mauvaises - raisons...).

Je n'ai pas l'intention de décortiquer l'article et le périple de Mme Boileau, pour qui j'ai d'ailleurs la plus haute estime. Si j'avais grandi au Québec plutôt que dans un quartier ouvrier d'Ottawa, et que j'avais traversé le pays en voiture à la recherche de la francophonie, j'aurais sans doute trempé ma plume dans la même encre.

Non, si j'avais à formuler une critique, ce ne serait pas tant sur les conclusions (ou apparence de conclusions) de l'article de Josée Boileau, difficilement réfutables. Au-delà du fait que son itinéraire ne l'ait pas emmenée vers les coins les plus français du Canada hors Québec (dans l'Est et le Nord ontarien, et surtout en Acadie du Nouveau-Brunswick), le texte propose cependant un portrait un peu superficiel de la présence française en Ontario et dans les provinces de l'Ouest.


Mais là n'est pas mon propos. En prenant connaissance du périple de Mme Boileau, j'ai immédiatement songé au voyage de cinq mois au Canada anglais qu'avait entrepris l'ancienne journaliste et politicienne Solange Chaput-Rolland en 1966 grâce à une subvention de la Commission du centenaire du Canada. L'expérience servit à la rédaction d'un livre publié en 1966, Mon pays, le Québec ou le Canada (Cercle du livre de France, Montréal), qui mérite encore d'être lu en 2022 et dont voici quelques extraits:

Halifax, 23 février 1966

«Après le dîner, je parle à une vingtaine de femmes venues pour m'interroger sur le Québec. Après les inévitables questions sur les raisons de ma visite à Halifax, sur les séparatistes du Québec, une dame me dit textuellement: «Vous êtes injuste, nous ne sommes pas obligés de parler français pour gagner notre vie. Que feriez-vous sans recourir à l'anglais?» J'ai répondu doucement: «Vous avez raison madame et vous touchez ici au coeur de notre révolte. Nous affirmons avoir le droit de gagner notre pain en français au Québec.» Mon interlocutrice ne comprit absolument pas pourquoi je tenais passionnément à ma langue. «Il est plus important de travailler que de parler français.» L'argument par lequel les Canadiens français sont incapables de gagner leur vie sans le concours de l'anglais insulte la fierté des Québécois. Le Canada anglais n'est pas encore prêt à céder un pouce de son terrain, pour faire place au Québec français sur ce continent. Je ne suis pas séparatiste au Québec, mais si je devais vivre au Canada anglais, je le deviendrais, par simple réflexe de défense.

Halifax, 2 mars 1966

Quiconque étudiera la situation de la plupart des Canadiens français vivant hors du Québec, découvrira un rideau d'animosité dressé entre eux et nous. Nos compatriotes portent sur leur dos le poids des haines et des préjugés du Canada anglais; lorsque le Québec fait parler de lui, séparatisme, terrorisme, incidents causés par la visite royale (celle de 1964), etc. nos compatriotes sont traités très durement par trop de Canadiens anglais les tenant responsables de tous nos péchés. Je comprends leur ressentiment et n'ai aucune panacée à proposer pour guérir cette maladie. «Les Acadiens, m'a dit une directrice d'école, sont des gens difficiles, devenus prudents par la force des choses. (...) Le secret de notre survivance, c'est le silence.» Le dynamisme du Québec effraie l'Acadien.

Toronto, 30 mars 1966

Le Canadien français en quête de fraternité se brise souvent le coeur sur les évidentes contradictions de notre dilemme canadien. Par exemple, hier soir, j'ai relevé dans le Telegram, journal continuant allègrement sa subtile campagne de dénigrement contre le Québec, le paragraphe suivant; dans une colonne, on rapport les propos du premier ministre fédéral Pearson à propos de l'introduction du bilinguisme dans la fonction publique et son souci d'équité achoppe sur la colonne suivantes «Les écoles de Winnipeg-Ouest sont mises en demeure de supprimer quelques périodes de français.» Et pourtant il s'agit, dit la fin de l'article, d'écoles groupant des élèves de parents français. À un bout du pays le gouvernement central proclame son désir d'aider au bilinguisme dans la fonction publique, au milieu du pays un gouvernement provincial tente de réduire au minimum les cours de français donnés à la minorité française. Le moyen de croire à la sincérité du Canada anglais!

Sur le train CN Toronto-Montréal, 8 avril

«Il y a à peine cinq ans, me dit une jeune femme très timide, si nous osions parler français dans les autobus, par exemple, le chauffeur nous disait: parlez anglais ou quittez cet autobus. "Et maintenant?" Maintenant on n'ose plus parce que dans le fond, on a peur du Québec. Pourtant, si vous parlez trop fort, ils vous le font payer, mais ils sont subtils, évasifs. Ils deviennent tout à coup plus durs, plus méprisants. Ils bloquent votre avancement, nous refusent des contrats.»

Sur le train Montréal-Vancouver, 1er mai

«Est-ce que vous écrivez un livre sur le Canada?» me demande un marin. «Oui.» «Pesez vos mots, Lady, parce que nous, Anglais, somme à la veille de vous faire taire.»

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«Je ne suis pas anti-clérical, me confie un Canadien français de Rivière à la paix (Alberta), mais si nos curés ne nous permettent pas de vivre en êtres libres, il seront responsables de notre existence diminuée. (...) Dans une génération, il ne restera à peu près plus de Canadiens français dans l'Ouest.» «Pourquoi ne pas fonder un seul journal français pour tout l'Ouest?» «Oui, mais un journal qui publierait autre chose que des avis de baptême, d'assemblées des dames de Ste-Anne ou des Filles d'Isabelle. Voulez-vous un exemple? Nous sommes 50 000 en Alberta et notre journal compte à peu près 300 abonnés.» Qu'est-ce que vos compatriotes pensent du Québec? «Nos leaders ne se cachent pas pour dénoncer votre athéisme, et ils prétendent que vous êtes sur le point d'enlever les crucifix dans les écoles.»

Victoria, C.-B, 10 mai 1966

Une rencontre ce matin avec Robert Bonner, Solliciteur général de la Colombie-Britannique. Pour lui le concept des deux nations ne signifie rien et je réalise très vite qu'une discussion serrée n'entamerait pas sa souriante conviction que l'unité du pays repose sur le multiculturalisme et non sur le biculturalisme constitutionnel. «Seul le Québec est officiellement bilingue, dit-il. Here we are all Canadians.»  Mais de langue anglaise, bien sûr!

Calgary, 19 mai 1966

Je suis au plus haut point de ma tension intérieure. Depuis vingt jours j'explique en anglais pourquoi il est normal de parler français au Québec! Je suis vidée par l'obligation quotidienne de m'exprimer constamment dans une langue qui n'est pas la mienne. Je commence à chercher mes mots, à me sentir au-delà d'une fatigue cérébrale due à cette transposition constante de ma vie française, à mes activités anglaises. Et quand, pour ponctuer des heures d'entrevues se déroulant en anglais seulement, sur les bienfaits du bilinguisme, on termine en disant: «Soyons d'abord Canadiens». J'ai envie de f... mon verre en l'air!

Saskatoon, 24 mai 1966

«Petit à petit nous perdons le désir de nous battre madame», me dit une Canadienne française au service du poste de radio français de Saskatoon. «On ne peut pas toujours demander aux mêmes de livrer bataille sur tous les fronts et souvent, nos propres compatriotes nous laissent tomber...»

Au Québec, la grève des parents de Saskatoon, décidés à obtenir plus de français dans leurs écoles, a fait la manchette des journaux. Aujourd'hui M. Bourgault, l'initiateur de cette grève, est hospitalisé, il ne reçoit personne. Mon Dieu, que pourrais-je lui dire, sinon le prier de pardonner notre indifférence inadmissible à une lutte scolaire qui, me dit-on, dure encore.

«Pour nous calmer, le ministre de l'Éducation nous a accordé une école canadienne, c'est-à-dire bilingue, évidemment. Vont-sept élèves dirigés par une seule institutrice ont la permission d'avoir des périodes de jeux et de chants en français.»

Manitoba, en route vers Winnipeg, 28 mai 1966

Dans toutes les provinces, les Canadiens français existent, luttent et survivent. Mais le Canada français n'existe nulle part, sauf au Québec.

Je suis maintenant convaincue que le Québec ne peut rien pour les minorités françaises, sauf les aider financièrement. Plus nous exigerons la reconnaissance de leurs droits en rappelant les extraordinaires privilèges et droits dont jouit notre minorité anglaise au Québec, plus nous nuirons à nos compatriotes d'outre-frontières.

Winnipeg, 29 mai 1966

Depuis 41 ans madame Pauline Boutal dirige les destinées du Cercle Molière de Saint-Boniface. Ce groupe de comédiens a gagné maints trophées au Festival d'art dramatique et la directrice de cette troupe a bien mérité du Canada français. «Saint-Boniface s'anglicise rapidement», soupire-t-elle.

Nous parlons théâtre. «Nous arrivons enfin à jouer Sartre, sourit-elle. Mais hélas nous perdons plusieurs de nos comédiens. Ils s'en vont au Québec.» Elle évoque le récital de notre merveilleux Claude Léveillé à Saint-Boniface et observe: «Les jeunes Franco-Manitobains connaissent sa musique: ils applaudissent chacune de ses chansons et ils lui fient une magnifique ovation, mais durant les entr'actes, ils parlaient anglais entre eux.» Et voilà!

En avion entre St. John's (T.-N.) et Montréal, 24 juillet 1966

Dans l'avion, je suis assise à côté de Joey Smallwood, premier ministre de Terre-Neuve. Et tout à coup il lance: «Individuellement, le Canadien français est un des êtres les plus charmants au Canada, mais collectivement vous méritez un bon coup de pied.» La phrase n'est pas galante, et elle enfonce dans mon coeur et en ma foi dans la démocratie à l'anglaise, le clou qui me retiendra dans ma terre du Québec.

Et d'ajouter M. Smallwood: «Vos politiciens ont sans cesse besoin de dépasser leur pensée pour plaire à vos intellectuels, vos artistes, vos gauchistes. Je ne les crois plus et ils ne me font pas peur.»

Conclusion, septembre 1966

«Le pays du Québec sera si la nation le veut.»

«J'ai honnêtement cherché un dénominateur commun entre Canadiens de langue française et anglaise, et je ne l'ai pas trouvé.»

«En conséquence, je reviens à la Terre-Québec plus québécoise que canadienne-française, parce que j'ai appris, douloureusement et définitivement, que pour demeurer fidèle à la ligne profonde de mon passé, de mon présent et de tout ce qui compose mon être de langue et de culture françaises, je dois vivre au Québec, dans un Québec qui deviendra peut-être, mon pays.»

Plus tard, dans les années 1970 et après, Mme Chaput-Rolland siégera à la Commission sur l'unité canadienne, à l'Assemblée nationale comme députée libérale, et au Sénat canadien sous la bannière conservatrice. Mais ce livre, écrit alors qu'elle était journaliste, conserve tout son intérêt 56 ans après sa rédaction.

Je serais curieux de savoir ce qu'aurait écrit Josée Boileau si son périple au Canada anglais de 2022 s'était déroulé sur plusieurs mois. 


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