mercredi 16 novembre 2022

Pas de presse libre sans plumes libres !


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Si une presse libre se construit sur des plumes libres, sonnez l'alarme! Les salles de rédaction fondent comme neige au soleil depuis des décennies, et les scribes qui peuplent toujours, ça et là, la jungle médiatique du 21e siècle portent de plus en plus le bâillon de l'autocensure et de la rectitude politique. Et trop souvent, se taisent!

Pendant que des professeurs d'université se battent pour avoir le droit d'utiliser le dictionnaire entier dans leurs salles de classe sans s'exposer à la furie des franges injurieuses et intolérantes qui peuplent les médias sociaux (et plusieurs postes de direction), le milieu de la presse - censé être le bastion de la démocratie et de la liberté - s'aplatit.

Privés de leur essentiel support papier, s'efforçant tant bien que mal de naviguer dans l'univers numérique ultra-fragmenté, la plupart de nos journaux quotidiens sont bien plus souvent en mode survie qu'en mode attaque. Les voix s'élèvent peu. On fait le moins possible de vagues pour garder le navire à flot. Les salles de presse, jadis un milieu turbulent et contestataire, se sont trop assagies.

Pire, on a commencé - goutte par goutte - à vider l'encrier dans lequel les plumes journalistiques doivent se tremper pour offrir une information libre et complète, assise du savoir et de la démocratie. Au nom d'on ne sait trop qui et d'on ne sait trop quoi, des mots disparaissent du langage de nos médias et se retrouvent confinés dans les geôles d'une certaine rectitude politique et de ses camps de rééducation...

Récemment, par exemple, sur les ondes de Radio-Canada, l'expression «été des Indiens» a été pudiquement évincée en faveur de «redoux automnal». On devine pourquoi. Mais s'il faut parler de censure des mots, le débat doit se faire autour de l'expression «mot en n», un barbarisme linguistique désormais imposé dans les salles de rédaction pour taire toute mention des mots «nègre» en français, et «nigger» (ou même «negro») en anglais.

L'affaire Lieutenant-Duval à l'Université d'Ottawa servira d'ancrage pour démontrer les effets néfastes, même du strict point de vue d'information, de l'emploi de «mot en n» à tort et à travers. Je me permettrai d'utiliser comme repère le plus récent un éditorial de la rédactrice en chef du quotidien (maintenant numérique) Le Droit, intitulé «Le mot en n et le retour de la liberté». Je ne veux pas pointer du doigt l'auteure, pour qui j'ai la plus haute estime. Les autres - ils, elles, iels - auraient fait et font pareil...

Au-delà du fait que «mot en n» constitue un calque indigeste de «n-word» en anglais - à la limite «mot commençant par n» serait déjà mieux - cette expression porte à confusion. Elle informe mal le public lecteur. Pourquoi? Parce qu'on ne sait jamais de quel «mot en n» il s'agit. Je suis prêt à parier que la plupart des gens (y compris les journalistes eux-mêmes) croient que Mme Lieutenant-Duval avait prononcé le mot «nègre» alors qu'en réalité le cours était donné en anglais et que le mot honni, prononcé dans un contexte strictement pédagogique, était «nigger».

Faut-il ici que j'affirme, de nouveau, de nouveau et de nouveau, un antiracisme que je clame sur la place publique depuis plus d'un demi-siècle? J'espère que non. Expliquer, raconter, énoncer un mot - même une injure raciste - contribue bien davantage à la lutte contre le racisme sous toutes ses formes que de le censurer. Rendre des mots tabous ne fait qu'accroître leur puissance destructive.

Comment des médias peuvent-ils défendre le droit, pour un prof, d'utiliser à des fins éducatives les mots «nègre» ou «nigger», puis les interdire dans leurs propres pages d'information, même pour expliquer avec clarté une situation qui mérite d'être expliquée avec le plus de clarté possible? Les journaux qui se plient par rectitude politique à une telle censure l'accréditent. Ils font désormais partie des censeurs!

La Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) avait inscrit cette question à l'ordre du jour de son récent congrès (4-6 novembre 2022) mais je n'ai vu aucun texte médiatique sur les débats qui ont pu s'y dérouler. Ou il n'y avait rien de percutant, ou les médias (c'était plein de journalistes...) n'ont pas jugé que le sujet était digne de couverture, ce qui serait regrettable.

Je n'attends plus grand chose de nos médias d'information. Nos peaux de chagrin, presque nues sans papier, entraînent dans leur glissade des pans entiers de la combativité historique de leurs scribes. Quand la presse accepte sous pression de substituer l'imprécision à la précision, jusque dans certains mots, elle trahit sa mission. Elle trahit l'obligation de bien informer. Elle trahit le public et l'idéal démocratique.


1 commentaire:

  1. Bravo pour ce texte!
    Il est temps que l'on arrête "de subsituer l'imprécision à la précision" pour utiliser vos termes.
    De plus, la très grande majorité des Noirs sont intelligents et savent parfaitement faire la différence entre l'utilisation du mot "nigger" dans un contexte académique comme Mme Lieutenant-Duval a fait et lorsque ce mot, maintenant banni par la gente journalistique et "woke", est utlisé comme insulte par des racistes. .De plus en utlisant l'expression "le mot en N", on donne par la bande raison à la direction de l'Université d'Ottawa contre Mme Lieutenant-Duval. Et la traduction correcte du titre du livre de Pierre Vallière "Nègres Blanc d'Amérique" est "White Negroes of America" et non pas "White Niggers of America". Vallière était solidaire du combat antiraciste des Noirs américains.

    Je vais terminer avec la question suivante: le terme Frog étant utilisé de façon dérogatoire contre les francophones, faudra-t-il changer le titre de la chanson de Robert Charlebois de "The frog song" à "The f word song"?

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