Quand on annonce un segment d'émission sur le déclin du français au Québec, ou ailleurs au Canada, je dresse l'oreille. Ce thème m'est cher depuis une soixantaine d'années. D'abord comme étudiant en science politique dans la décennie des 1960, puis tout au long de ma carrière journalistique de plus de 40 ans, et encore davantage (si c'est possible) depuis que je suis vieux et à la retraite.
Le 13 septembre, à l'émission L'heure du monde, la radio Ici Première de Radio-Canada, proposait un reportage d'une dizaine de minutes sur le déclin du français comme enjeu dans la campagne électorale en cours, au Québec. L'animateur Étienne Parent déclarait même, au début de la diffusion, qu'on allait présenter un reportage «très fouillé», préparé par le journaliste Yanik Dumont Baron. Un regard «très fouillé» sur cette question complexe en dix minutes m'apparaît impossible, mais enfin... Disons qu'on mettait la barre très haute...
Ce que Radio-Canada a proposé ensuite, à l'heure annoncée, défie l'entendement. Si encore le reportage axé sur la langue et l'immigration n'avait été que superficiel, on aurait pu pardonner le «très fouillé» de l'introduction. Mais le segment de 9 minutes comportait des erreurs grossières, voire des faussetés, qui compromettaient la crédibilité de l'ensemble du reportage. Avoir été patron de L'heure du monde, même avec des connaissances limitées du thème abordé, j'aurais renvoyé l'équipe de recherche à sa table de travail avec remontrances... Mais non, l'offrande avariée a passé en ondes comme un couteau dans le beurre et là, ça devient la faute du patron.
Qu'y a-t-il de si répréhensible? Évidemment, on ne peut juger l'effort que sur ce qu'on a entendu à Ici Première. L'animateur n'improvise pas. Il a sans doute lu un texte, ou des notes, qu'on lui avait préparées. Quant aux personnes interrogées, on ne sait pas à quel point leurs témoignages sont cités en contexte ou pas. Quand on présente trois ou quatre extraits, agencés pour suivre la logique du reportage, on n'a aucune idée de la longueur de l'entrevue originale. Peut-être le journaliste a-t-il passé 20 minutes, ou une demi-heure, pour ne conserver qu'une minute ou deux d'interventions... Cela étant dit, on peut commenter le résultat final, tel que préparé par le journaliste. Le tout est ahurissant!
Allons-y. Après avoir annoncé un reportage «très fouillé» et ajouté que la situation du français est une question «plus complexe qu'on peut le penser a priori», l'animateur Étienne Leblanc demande aux auditeurs s'ils se souviennent que juste avant la campagne électorale, Statistique Canada a publié «des données» à ce sujet et que ces données inquiètent «de nombreux candidats sur le terrain». Voilà un bien mauvais début. Il ne s'agit pas de «données» quelconques, mais bien des chiffres officiels du recensement fédéral de 2021. Cela n'a rien à voir avec une étude ou un sondage ponctuel. C'est la bible quinquennale. Le reporter savait-il qu'il s'agissait des données du recensement? Apparemment non.
Secundo, notons la référence aux «nombreux candidats» aux élections qu'on dit «inquiets». Sur le plan journalistique, cette affirmation est beaucoup trop vague pour être admise dans le cadre d'un tel reportage. Je ne doute pas de sa véracité, mais il aurait fallu être plus précis. Parle-t-on ici d'une dizaine de candidats? D'une vingtaine? Plus? Je n'ai pas entendu beaucoup de débats «sur le terrain» au sujet du recensement de 2021. Malheureusement. En tout cas, le journaliste aurait au moins pu citer le nom de quelques candidats, ou d'un parti, qui avaient plus particulièrement ciblé cette question. Le «Ben voyons, c'est évident» ne suffit jamais en journalisme.
Puis survient la grosse faute qui compromet l'ensemble du reportage: «les plus récentes données qui ont été publiées par Statistique Canada, elles portent seulement sur la langue maternelle». Tout le reste du reportage est bâti sur cette affirmation. Sur une telle fondation, le reste du texte s'écroule. Ce serait une erreur grave, même pour un débutant. Car le recensement de 2021, comme celui qui l'a précédé, publie d'un coup (cette année c'était le 17 août) les données complètes sur (1) la connaissance des langues officielles, (2) la première langue officielle parlée (PLOP), (3) la langue maternelle et (4) la langue la plus souvent parlée à la maison (et plus). Combinées ou vues séparément, ces quatre catégories dressent un portrait chirurgical, sans doute incomplet, d'un déclin du français qui s'accélère.
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extrait des données linguistiques québécoises du recensement 2021 (17 août 2022) |
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Comment un journaliste de Radio-Canada peut-il ignorer ces faits? A-t-il consulté les données du recensement? S'il l'avait fait, il aurait vu que trois de ces quatre catégories se suivent sur la même page (voir capture d'écran ci-haut). Si on voit «langue maternelle», on verra du même coup d'oeil «connaissance des langues officielles» et «première langue officielle parlée». Un bref déroulement vers le bas de l'écran nous transporte en quelques secondes à la «langue la plus souvent parlée à la maison». On est presque obligé de conclure que le rédacteur n'est pas allé à la source principale. Sur quoi s'est-il fondé? Ce qui apparaît certain, c'est que s'il a interviewé la romancière Caroline Dawson en utilisant la prémisse d'une définition de «francophone» fondée sur la seule langue maternelle, et qu'elle l'a cru, les conclusions seront nécessairement erronées.
Le journaliste affirme d'ailleurs, dans le cadre de cette entrevue: «Dans le recensement, un francophone, c'est quelqu'un dont la langue maternelle est le français», dit-il. Et Caroline Dawson trouve cela ridicule. Elle a raison, parce que c'est faux! Jusqu'aux années 1960, on utilisait la langue maternelle comme principal repère, mais depuis 1971 Statistique Canada a ajouté les critères de langue la plus souvent parlée à la maison, puis la PLOP. Sans oublier la connaissance des langues officielles. Bien sûr, la langue maternelle de Caroline Dawson (la première apprise et encore comprise) sera toujours l'espagnol, étant née au Chili. Mais en vertu des trois autres critères, et notamment la PLOP que Statistique Canada a utilisée pour définir les minorités de langue officielle, Caroline Dawson est bel et bien une francophone.
Quant à l'entrevue de Yanik Dumont Baron avec Jean-Piere Corbeil, le journaliste affirme que ce dernier «a longtemps travaillé au programme de statistiques linguistique». «Le chercheur sait de quoi il parle», ajoute-t-il. Un commentaire dont on aurait pu se passer, qui accrédite son témoignage et qui est inutile, le public étant en droit d'attendre qu'on n'interviewera pas des personnes qui ne savent pas de quoi elles parlent. On aurait dû être plus précis. M. Corbeil était présenté en 2020 par Radio-Canada comme le «spécialiste en chef» des données linguistiques à Statistique Canada. Cela ne l'empêche pas, toutefois, d'avoir des opinions et de participer à des débats publics. Là, son expertise est tempérée par son engagement et d'autres experts, d'opinion contraire, sont tout aussi crédibles. Mais ces autres experts, Radio-Canada ne les a pas interrogés dans le cadre du reportage. Enfin notons que nulle part dans le reportage Jean-Pierre Corbeil accrédite-t-il la thèse voulant que la langue maternelle soit le seul ou le principal critère pour déterminer qui est francophone et qui ne l'est pas.
Depuis un an, au Parlement d'Ottawa, le comité des Communes sur les langues officielles tient des audiences, dont plusieurs sur le déclin du français au Québec. M. Corbeil y a participé. Mais d'autres témoins experts ont étayé des thèses contraires, et leurs témoignages sont consignés sur le Web. Ils auraient apporté un grain de poivre dans la suite des idées véhiculées par ce reportage qui se termine, de façon insidieuse, par des allusions à la thèse voulant que la société québécoise ne soit pas accueillante pour le immigrants, y compris une mention de la «couleur de (la) peau». Après être parti d'une prémisse erronée, le reportage nous laisse avec une arête dans la gorge.
Vraiment, il y a là matière à intervention par un conseil de presse ou par la Fédération professionnelle des journalistes du Québec. Ce document ne doit pas rester dans les archives pour l'éternité sans correctif.
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