lundi 15 juillet 2019

Un commentaire sur «La trahison»...

Dans son livre La vigile du Québec, publié dans un climat d’extrême polarisation suscité par l’électrochoc de la crise d’octobre 1970, Fernand Dumont écrivait que «la plus haute ambition (du professeur d’université) est de comprendre».

Je me demande ce que M. Dumont aurait pensé du brûlot intitulé La trahison (bit.ly/30ChFS9) dans l’édition du samedi 6 juillet du Journal de Montréal. Ce texte de Mathieu Bock-Côté (professeur, auteur, chroniqueur) attaquant sans retenue les Franco-Ontariens et les Acadiens souffre, il me semble, d’un déficit de compréhension.

Allons-y de quelques exemples.

M. Bock-Côté écrit : «On apprenait en début de semaine que les Acadiens et les Franco-Ontariens avaient décidé de s’allier avec les Anglo-Québécois pour les prochaines élections fédérales. Leur cause commune? Le statut des minorités linguistiques au Canada, et plus particulièrement la défense de leurs droits.»

Précisons d’abord que cette entente a été signée par l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario (AFO) et la Société de l’Acadie du Nouveau-Brunswick (SANB), deux associations dont la représentativité ne fait pas l’unanimité, et non par l’ensemble des Franco-Ontariens et Acadiens, ces derniers ayant pied à terre dans toutes les provinces maritimes.

Poursuivons. L’AFO et la SANB se sont laissées entraîner dans le débat sur la décision, par Québec, de transférer des écoles du secteur anglais au réseau de langue française et, indirectement, dans le bourbier de la laïcité de l’État, pour réaffirmer le droit de gestion scolaire accordé par l’article 23 de la Charte canadienne, et non les droits en général.

De plus, ce droit de gestion scolaire est réservé aux seules minorités de langue officielle et non à la totalité des minorités linguistiques. L’alliance se concrétisera devant les tribunaux et sans doute, jusqu’aux élections fédérales.

Mathieu Bock-Côté qualifie l’entente de «fumisterie sans nom, et une authentique trahison.  Car il n’y a aucune comparaison possible entre la situation des anglophones au Québec et celle des francophones au Canada anglais. En faisant le choix de laisser croire le contraire, les francophones hors Québec se prêtent à une propagande honteuse.»

Sur le fond, le chroniqueur du Journal de Montréal a tout à fait raison, mais fait encore montre d’incompréhension. L’appui de l’AFO et de la SANB à la cause de la QCGN (Québec Community Groups Network), l’organisme représentant les Anglo-Québécois, constitue effectivement une alliance contre nature et peut être légitimement vu par le Québec français comme une trahison.

Ce que M. Bock-Côté ne semble pas saisir, cependant, c’est que des générations de dirigeants de la francophonie hors-Québec se sont sentis abandonnés, voire trahis, par les Québécois francophones depuis les États généraux du Canada français de 1967. La cause des Franco-Yukonnais de 2015, entre autres, a ravivé des plaies mal cicatrisées. Cela ne justifie pas la «trahison» actuelle, mais peut servir à l’expliquer un peu.

Il faudrait aussi comprendre que cette alliance avec les Anglo-Québécois a suscité un barrage de critiques au sein même de la francophonie pancanadienne, et que de nombreuses voix franco-ontariennes et acadiennes se sont élevées pour affirmer qu’elles aussi se sentaient trahies par la décision de l’AFO et la SANB.

L’argument voulant qu’il n’y ait aucune véritable similitude entre la situation des minorités francophones hors Québec et celle des Anglo-Québécois est confirmé par les faits, et ce depuis la Confédération de 1867. Sur ce point, la prétention contraire des organisations franco-ontarienne et acadienne (et non de l’ensemble de la francophonie hors Québec) témoigne soit d’un manque total d’information, soit d’une participation volontaire ou involontaire à une campagne de propagande ou de dissimulation.

Puis, prenant la relève de Denise Bombardier, M. Bock-Côté ajoute : «Partout au Canada anglais, les francophones connaissent une assimilation effarante. Leur régression est continue et inéluctable. Leur situation est désormais folklorique. Qu’on me pardonne le néologisme, mais ils sont bibelotisés. Ottawa les instrumentalise pour se donner la réputation d’un grand pays bilingue.»

Encore là, on retrouve un mélange de factuel, d’imprécision et d’erreur. Les francophones connaissent effectivement dans plusieurs provinces un taux d’assimilation effarant, mais ce n’est pas le cas partout. Dans la péninsule acadienne, dans le Madawaska néo-brunswickois, dans certains coins de l’Est et du Nord ontarien, l’assimilation des francophones est faible, marginale ou nulle. Dans des localités comme Caraquet, Tracadie-Sheila ou Edmunston, la dynamique linguistique favorise même une nette domination du français.

Que la régression de la langue française soit continue et inéluctable dans de nombreuses régions ne fait pas de doute, mais de là à affirmer que la situation des francophones est désormais folklorique, il y a un pas de géant que la réalité ne soutient pas. Du moins pas encore. Ces avant-postes de la francophonie, tout fragilisés qu’ils soient, restent liés aux racines québécoises et européennes d’une culture contemporaine et dynamique.

Sans doute Ottawa utilise-t-il ces minorités francophones pour donner l’apparence d’un grand pays bilingue mais cette «instrumentalisation» aura aussi permis de verser des milliards de dollars depuis un demi-siècle dans des organisations et projets émanant de ces mêmes minorités. Et ces manifestations culturelles n’ont pas toujours servi à décorer la vitrine d’un «grand pays bilingue»…

Quant à savoir si les Anglo-Québécois cherchent à faire «passer leurs privilèges pour des droits» pendant que les francophones hors Québec «se sentent privilégiés d’avoir quelques droits», on se demande jusqu’à quel point l’image qui se dégage de cet habile jeu de mots est fondée sur une analyse approfondie de la réalité des uns et des autres. Passe pour les Anglo-Québécois, mais je doute que les porte-parole des minorités acadiennes et canadiennes-françaises puissent se contenter «de quelques droits» et d’y voir des «privilèges».

M. Bock-Côté conclut : «En nous tirant dans le dos, les francophones hors Québec se sont aussi tirés dans le pied.» Je souscris à cette analyse, comme d’ailleurs au sens global du texte du chroniqueur du Journal de Montréal, mais il aurait fallu ajouter, pour offrir un tableau plus complet, que le Québec a aussi tiré dans le dos des francophones hors Québec à l’occasion (voir bit.ly/2XKrP1Y), et que, ce faisant, il s’était également tiré dans le pied.


En tant qu'ancien Franco-Ontarien devenu Québécois, et indépendantiste, j'ai toujours cherché à favoriser une meilleure compréhension entre Acadiens, Canadiens français et Québécois, mais à chaque incident, on dirait qu'une pluie d'accusations et d'injures, de part et d'autre, vient faire obstacle aux possibilités d'un dialogue mieux informé. Saint Jude priez pour nous!


dimanche 14 juillet 2019

Le mythe de la minorité anglo-québécoise...

La controverse déclenchée par l'entente récente entre l'Association de la francophonie de l'Ontario (AFO), la Société de l'Acadie du Nouveau-Brunswick (SANB) et la Québec Community Groups Nwtwork (QCGN) a ramené à l'avant-scène une des plus grandes mystifications du bilinguisme-à-la-fédérale depuis 1969: faire croire à l'existence d'une minorité anglo-québécoise similaire aux collectivités francophones dans les provinces à majorité anglaise.

C'est, il va sans dire, de la pure fiction. Recensement après recensement fédéral en fournissent la preuve. Mais comme à peu près personne ne se donne vraiment la peine d'éplucher ces interminables colonnes de chiffres quinquennales, un public tenu largement ignorant continue d'avaler la couleuvre de l'«égalité» des deux langues officielles.

Pour vraiment comprendre la dynamique linguistique canadienne et québécoise, il faudrait faire abstraction des frontières provinciales et dessiner une carte de prédominance de l'anglais et du français, d'un océan à l'autre. On verrait alors, essentiellement, un grand territoire (anglophone ou s'anglicisant) couvrant l'ouest, le centre et l'extrémité est du pays avec une zone plus petite (francophone ou se francisant) rayonnant à partir du bassin du fleuve Saint-Laurent jusque dans le Nord-Ouest québécois et une partie de l'Acadie.

À n'en pas douter, une certaine hégémonie française se fait sentir dans quelques coins du Nord et de l'Est ontarien, ainsi que dans le Madawaska et la péninsule acadienne. Par contre, les tentacules du Canada anglais s'agrippent fermement au Québec dans la région montréalaise et en Outaouais. Ce que les recensements nous font comprendre, c'est que ces avancées de l'anglais en territoire québécois font effectivement partie du tout anglo-canadien majoritaire, et non d'une soi-disant minorité anglophone isolée entourée de francophones qui menaceraient son existence...

Si la situation des Anglo-Québécois était comparable à celle des francophones hors Québec, on pourrait croire que dans les régions - disons ontariennes - où les anglophones sont majoritaires, une certaine assimilation des francophones soit prévisible mais selon la même dynamique, dans les régions du Québec où les francophones sont majoritaires, on pourrait s'attendre à un taux perceptible d'assimilation des anglophones. Mais ce n'est pas le cas. C'est rarement le cas...

Prenons comme exemples les villes de Sudbury, en Ontario (population 161 000), et Laval, au Québec (population 423 000). Je les ai choisies parce que je crois qu'elles illustrent bien le phénomène dont je veux parler. En comparant la langue maternelle à la langue d'usage (la langue la plus souvent parlée à la maison), le taux d'anglicisation des francophones oscille près de 50% à Sudbury. C'est un taux très élevé, trop élevé même, mais en présence d'une majorité anglophone (près des deux tiers) dans une province à très forte majorité anglaise, on peut comprendre.

Alors à quoi doit-on s'attendre à Laval, une ville à majorité française dans un territoire (le Québec) à 80% francophone? Normalement, si la situation des Anglo-Québécois était similaire à celle des Franco-Ontariens, les recensements fédéraux devraient révéler un certain degré de francisation des anglophones. L'inverse de Sudbury. Or, c'est le contraire! Dans la ville de Laval, la minorité de langue anglaise fait constamment des gains aux dépens de la majorité de langue française! Et ce n'est pas un cas unique. Loin de là. C'est plutôt la règle.

De fait, en scrutant les données, on en vient à la conclusion que des similitudes, s'il en existe, sont plutôt entre la minorité franco-ontarienne de Sudbury et la majorité franco-québécoise de Laval... La proportion d'unilingues français (chiffres de langue officielle) a chuté de 3,4% à 0,8% à Sudbury entre 1971 et 2016. Elle est passée de 53,1% à 34,6% à Laval. La tendance à la baisse pour le français langue d'usage est la même: de 21,5% à 13,0% à Sudbury (1971 à 2016), de 80,9% à 61,5% à Laval. Dans une ville comme dans l'autre, en Ontario comme au Québec, la dynamique linguistique continue de favoriser l'anglais.

Dans à peu près toutes les régions du Québec où les anglophones forment plus de 15 à 20% de la population, la francophonie régresse. Cela inclut l'île de Montréal, une partie de la couronne de Montréal, plusieurs coins de l'Outaouais et des îlots ça et là (y compris New Carlisle). Le caractère français du Québec est menacé à court et moyen terme. Les minorités canadiennes-françaises et acadiennes le sont bien davantage, dans l'immédiat. Aussi, voir ces dernières s'allier aux forces anglicisantes du Québec, contre leurs propres intérêts, a quelque chose de désolant...

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Pour votre info...

SUDBURY, ONTARIO
Pop. totale
161 531



Langues officielles
Français seulement
Anglais seulement
Français et anglais






2006
1,6%
59,2%
38,9%

2011
1,0%
59,8%
38,9%

2016
0,8%
60,2%
38,7%






Langue maternelle
Français
Anglais







2006
27,5%
63,5%


2011
27,0%
64,5%


2016
25,6%
65,9%







Langue d’usage
Français
Anglais







2006
16,3%
80,0%


2011
14,8%
80,8%


2016
13,0%
82,3%















LAVAL,
QUÉBEC
Pop. totale
422 993



Langues officielles
Français seulement
Anglais seulement
Français et anglais






2006
39,5%
4,4%
54,6%

2011
36,6%
5,0%
56,5%

2016
34,6%
5,1%
58,2%






Langue maternelle
Français
Anglais







2006
66,4%
6,9%


2011
60,7%
7,0%


2016
56,8%
7,2%







Langue d’usage
Français
Anglais







2006
70,6%
12,6%


2011
65,2%
12,9%


2016
61,5%
13,2%