lundi 30 mars 2020

Le dilemme de la presse écrite...

10 cents en 1970... 40 cents en 1987... C'était donné... 

Mercredi, 25 mars... Comme tous les jours, en me levant, j'ai ouvert la porte pour cueillir les journaux sur le perron... Mais ce matin-là, il n'y en avait qu'un, Le Devoir... Mon quotidien régional, Le Droit, celui auquel j'ai été associé comme employé et contractuel pendant plus de 40 ans, brillait par son absence... La direction du journal avait beau nous avoir averti la veille d'une suspension - qu'on espère temporaire - de la publication de l'édition papier en semaine, le choc reste entier...

Comment a-t-on pu en arriver là? Bien sûr, la pandémie de COVID-19 a précipité les choses mais on savait depuis près d'une dizaine d'années que l'imprimé vivait sous la menace à cause d'une émigration constante des revenus publicitaires vers les plates-formes numériques. Power/Gesca avait liquidé la version papier de La Presse avant de larguer le quotidien, désormais une organisation à but non lucratif obligée de quêter sur la place publique. L'empire Power allait réserver le même sort à ses six journaux régionaux, mais a préféré les céder à Martin Cauchon, laissant à d'autres le soin de naviguer dans le bourbier... On sait ce qui est arrivé depuis... La presse quotidienne régionale, sauvée de la faillite in extremis, espérait à son tour s'en sortir en misant sur le numérique...

Je ne cherche pas ici à entendre la cause Papier c. Numérique. Mes positions en faveur d'une coexistence des deux plates-formes ont été maintes fois exprimées. Non, le vice de fond qui mine les finances de la presse quotidienne (ici et ailleurs) ne tient pas essentiellement à l'effritement des recettes publicitaires, ou même à leur effondrement pandémique actuel. Il résulte de la persistance de deux illusions, je dirais presque de mensonges, dont les entreprises de presse sont largement responsables: premièrement, laisser croire au public que produire un quotidien ne coûte pas cher (on peut s'abonner pour environ $1 par jour) et secundo, agir comme si les annonceurs dans les journaux étaient des bienfaiteurs sans lesquels la presse ne pourrait exister.

Commençons par la seconde illusion. Combien de fois ai-je entendu à l'époque, de la bouche de nombreux employés du Droit oeuvrant dans les bureaux administratifs, à l'atelier de composition, aux presses, un peu partout quoi, que les vendeurs de publicité étaient ceux qui apportaient des revenus au  journal, alors que nous les journalistes, on ne faisait que dépenser... Répliquer que les lecteurs n'auraient pas acheté un catalogue de publicités sans un compte rendu et des analyses de l'actualité quotidienne ne convainquait pas grand monde. Les «bons» dans cette histoire, c'étaient les entreprises et les individus qui annonçaient leurs produits et services dans Le Droit. Les journalistes restaient un fardeau onéreux qu'on était, par la force des choses, obligés d'endurer...

La réalité est tout autre... Sauf exception (et il y en a), l'immense majorité des annonceurs utilisaient la presse écrite parce qu'elle constituait un excellent véhicule de vente. Ils n'achetaient pas de la pub par charité pour le quotidien et ses employés, mais bien pour vendre, pour s'enrichir, pour augmenter leurs bénéfices. Et tant que les journaux papier sont demeurés la meilleure option, Le Droit (et sans doute les autres quotidiens) a continué à enregistrer des profits qui n'ont pas toujours servi à améliorer le produit, particulièrement sous les griffes des empires de Conrad Black et Power Corp. Plus récemment, quand les plates-formes numériques sont apparues plus attrayantes, qu'ont fait ces annonceurs «bienfaiteurs»? Ils ont laissé tomber la presse écrite sans même sourciller...

Revenons maintenant à la première illusion. Quand j'ai commencé à travailler au Droit en 1969, le journal était vendu 10 cents en kiosque, et moins que cela par abonnement. L'entreprise avait alors environ 400 employés, la plupart syndiqués. Il fallait les payer, sans compter l'achat et l'entretien d'équipements complexes y compris les presses, les commandes de papier journal et bien plus. Tout cela coûtait très cher mais on persistait à faire croire le contraire au public lecteur en vendant le journal 10 cents l'exemplaire... Et le débat quasi annuel sur une possible hausse du tarif se déroulait sous la crainte d'un désabonnement massif advenant une augmentation quotidienne de 2 ou 3 cents...

Jamais n'aurait-on eu l'idée, en 1970 comme en 1980 et après, de prendre le taureau par les cornes et d'informer les lecteurs et lectrices qu'ils auraient dû payer leur quotidien 25 ou 30 cents par jour - plutôt que 10 cents - pour couvrir au moins la moitié ou plus des coûts réels de l'entreprise de presse. Si, au fil des ans, on avait réussi à convaincre le public qu'un journal vaut au moins autant qu'une tasse de café et un beigne, je payerais mon Droit imprimé et livré à la maison 50$ ou 60$ par mois, au lieu de 26$... Et quelle serait la situation du journal si les entrées de fonds d'abonnements augmentaient de 6 ou 7 millions de dollars par année? Je le recevrais à ma porte tous les matins, même en situation de pandémie...

La population doit prendre davantage conscience de l'importance de la presse quotidienne - papier et numérique - pour notre civilisation et le maintien des institutions démocratiques. Les journaux d'aujourd'hui, enfin plusieurs d'entre eux, sont fabriqués dans des conditions beaucoup plus difficiles qu'il y a 30 ou 40 ans, avec des effectifs réduits et à mon avis, mal payés. Le public en a pour son argent, et bien plus. On s'en rendra sans doute compte quand ces médias finiront par fermer leurs portes. Les entreprises qui se payaient jadis de la pub dans la presse écrite trouveront toujours les moyens de vendre leur camelote. Ce sera d'autant plus facile quand elles auront affaire à des cerveaux atrophiés, privés d'une information quotidienne fiable... et imprimée.



dimanche 22 mars 2020

Les accents et la pauvreté linguistique

Photo des archives d'ONFR+

Première fois que j'entends cette expression... «l'accent bilingue»... apparemment «bien répandu dans l'Est ontarien et une partie de l'Outaouais». J'aurais plutôt dit «l'accent anglais» puisque cette expression ne concerne vraiment que les francophones... La plupart des anglos qui s'expriment bien en français, comme les francos en voie d'anglicisation, ont en réalité un accent anglais. On ne perçoit pas, ou si peu, d'accent «français» quand ils s'expriment dans la langue de Shakespeare...

Pourquoi évoquer cette question? Les médias franco-ontariens, notamment ONFR+ et le quotidien Le Droit, ont fait grand cas, récemment, d'une étude de l'Université d'Ottawa (publiée en anglais d'ailleurs) sur la qualité du parler de 120 personnes bilingues dans la région de la capitale fédérale. Dans les chapelles de la francophonie hors-Québec, on a poussé un soupir de soulagement en apprenant que, selon l'étude, l'accent ne serait pas un bon indicateur de la maîtrise d'une langue.

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voir le texte d'ONFR+ à https://onfr.tfo.org/laccent-ne-fait-pas-la-qualite-du-francais-selon-une-etude/ et le texte du Droit à https://www.ledroit.com/actualites/francophonie/laccent-de-la-region-nest-pas-une-preuve-de-pauvrete-linguistique-3d8eb2fe5acacea522896984053bbc61
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De là à faire croire que le processus d'anglicisation dramatique en cours partout au Canada (et même dans certaines régions du Québec) n'a pas atteint le niveau de gravité que certains lui prêtent, il n'y a qu'un pas -- vite franchi. Bien sûr, l'accent n'a pas en soi de rapport avec la qualité de la langue écrite ou parlée. C'est l'évidence même. Je connais des anglophones qui, tout en maintenant une trace d'accent anglais, maîtrisent fort bien la langue française. Et nous avons tous lu ou entendu des francophones sans accent proposer un français médiocre.

Le problème des accents ressemble à celui du bilinguisme, dont il est souvent tributaire. Pour l'individu, apprendre une langue additionnelle constitue un enrichissement certain, mais une collectivité qui devient bilingue vit une transition linguistique au cours de laquelle l'une des deux langues en présence, la plus puissante, prend le dessus et supplante l'autre en quelques générations. Ainsi, quand l'accent d'une collectivité se transforme d'une génération à l'autre sous l'influence d'une langue prédominante, on peut y voir un indicateur certain d'assimilation.

J'ai grandi dans les années 1950 dans le seul quartier francophone (St-François d'Assise et Mechanicsville) de l'ouest de la ville d'Ottawa, et je peux témoigner qu'en dépit de nombreux anglicismes ou d'emprunts à la langue anglaise, nous n'avions pas d'accent «anglais». La rue parlait français. À l'église, à l'école primaire, dans les épiceries et dépanneurs du quartier, on parlait français. Quand la télé est arrivée, on regardait les émissions pour enfants de Radio-Canada, La soirée du hockey, la famille Plouffe. Cet environnement social et culturel a forgé l'accent qui était le nôtre. Et cet accent, bien sûr, n'était aucunement garant de la qualité de la langue...

Aujourd'hui, quand je me promène dans ma ville natale (je demeure tout près, à Gatineau), je constate que TOUS les quartiers francophones - y compris l'ancien coeur français de la capitale, la Basse-Ville - ont disparu. Ottawa abrite toujours plus de 100 000 parlant français (sur une population d'un million) mais ils se retrouvent minoritaires partout. La langue de la rue est l'anglais. Jeunes et moins jeunes ne fréquentent plus beaucoup les églises. Reste l'école française qui lutte vaillamment, et la famille quand les deux parents sont francophones (une minorité chez les jeunes générations). De plus, la grande majorité des Franco-Ontariens d'ici consomment surtout des médias anglais. Pas étonnant que pour une proportion substantielle des moins de 40 ans, l'accent anglais soit nettement perceptible.

On n'a pas besoin d'aller loin pour constater l'effet d'un environnement communautaire francophone. Je suis allé aux funérailles d'un cousin de mon épouse, au début de mars, à Hammond (Ontario), à peine quelques km à l'est d'Ottawa. Ici c'est la Franco-Ontarie et on pourrait, par l'accent, se croire au Québec. Dans plusieurs villages de l'Est ontarien, le français demeure largement la langue commune et cela se répercute tant sur la prononciation que les accents. Il ne faut pas se surprendre que dans ces milieux, les transferts linguistiques vers l'anglais soient beaucoup moins inquiétants que dans les villes où les francophones subissent quotidiennement les assauts de l'anglo-culture majoritaire.

Il ne faudrait pas se réjouir trop vite d'une étude qui n'établit pas de lien indissociable entre l'accent et la qualité de la langue. Tout ce qu'on peut en conclure, c'est qu'il est possible pour un individu de parler un français impeccable avec un accent anglais. Dans la région d'Ottawa, comme dans d'autres villes ayant des proportions appréciables de Franco-Ontariens, l'accent anglais est beaucoup plus un indicateur de l'environnement social que du niveau de langage. C'est un accent que n'avaient pas les générations précédentes quand elles vivaient dans des quartiers d'Ottawa à majorité française.

L'accent dissimule des générations de francophones qui, très majoritairement, parlent à leurs voisins en anglais, magasinent en anglais, travaillent en anglais, lisent des journaux anglais, regardent la télé surtout en anglais, naviguent sur Internet en anglais. La qualité du français qu'ils possèdent, qu'ils ont appris à l'école, s'effritera au fil des ans. Près du tiers des Ottaviens de langue maternelle française parlent surtout l'anglais à la maison... Dans un tel contexte, l'accent n'est pas surtout un indicateur de la qualité actuelle de la langue française, mais bien du sombre avenir qui l'attend...

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* voir aussi le texte de Benjamin Vachet, d'ONFR+, sur l'insécurité linguistique. https://onfr.tfo.org/un-remede-contre-linsecurite-linguistique/



dimanche 15 mars 2020

Épicerie sur fond de pandémie...


Quand j'étais enfant, dans les années 1950, pour nous convaincre des bienfaits de la société d'abondance dans laquelle nous vivions, on nous montrait parfois dans les journaux et à la télé des images provenant de pays «communistes» où de pauvres gens faisaient la file dans des épiceries aux étagères quasi vides...

Ces souvenirs ont ressurgi vendredi dernier, vers 13 heures, quand je suis allé à mon supermarché IGA du quartier, petite liste d'épicerie en main, faire le plein pour un repas dominical (qui n'a finalement jamais eu lieu) avec les enfants et petits-enfants...

D'abord, fait très inusité pour un jour de semaine, le stationnement était bondé et j'ai dû circuler en voiture dans les allées à quelques reprises pour attendre qu'un client libère un espace... Secundo, en entrant, tant à ma gauche qu'à ma droite, il n'y avait aucun panier d'épicerie disponible alors qu'habituellement, on en trouve près d'une centaine...

J'aurais dû me douter de ce qui m'attendait à l'intérieur...

Après une pause aux fruits et légumes, où quelques clients magasinaient sans hâte devant des présentoirs bien garnis, je me suis déplacé vers la boucherie pour voir les choix de boeuf haché... Barbecue en vue.. Mais voilà, surprise, les étagères sont vides... Pas de boeuf haché mi-maigre, maigre ou extra-maigre... rien...

Et près des portes de la boucheries, six ou sept clients avec leurs paniers attendent... Je leur demande ce qu'ils font là... Ils veulent du boeuf haché bien sûr et les bouchers s'affairent à le préparer à l'intérieur... Personne n'a un numéro pour établir une priorité mais il est clair que je ne passerai pas devant la file impatiente...

Effectivement, un des bouchers sort avec une douzaine de contenants familiaux de viande hachée et l'attroupement le gobe en une trentaine de secondes... Je devrai attendre la prochaine cohue... J'en profite pour ouvrir la porte et demander s'il est possible d'obtenir du boeuf haché maigre... Oui, me répond-on... «Patientez, on n'arrête pas depuis 6 h 30 ce matin», lance une voix exaspérée...

Après une dizaine de minutes d'attente, l'employé me remet mon boeuf haché... Il y en a trop mais je peux le congeler, et je file rapidement vers d'autres allées du supermarché pendant qu'une nouvel attroupement d'amateurs de boeuf se précipitent sur les dernières offrandes de la boucherie...

Voilà l'allée du pain, que je fréquente moins qu'auparavant parce que Sobey's, la chaîne propriétaitaire de la bannière IGA au Québec, a décidé d'éliminer de ses étagères la marque Gadouas, notre pain préféré que je dois maintenant acheter au Metro... Mais aujourd'hui j'ai besoin de pains hamburger...

À ma grande surprise, les étagères sont vides... Pas de pain blanc, pas de pain brun... Il reste quelques pains Weight Watchers et certaines marques spécialisées moins vendeuses et, heureusement, un petit amoncellement de pains hamburgers de la marque maison, Compliments... Je n'en voulais pas douze, et pas cette marque, mais enfin... c'est mieux que rien... et il n'en restera plus dans quelques minutes...

La liste préparée par mon épouse indiquait aussi quelques boîtes de rotinis, de macaronis et de linguinis... L'allée des pâtes avait l'air d'une zone sinistrée, comme si une horde d'affamés avait presque tout raflé... Aucun doute, la panique créée par la COVID-19 a aiguisé l'appétit des amateurs de spaghettis et autres pâtes alimentaires...

Inutile d'ajouter que les compléments aux pâtes dont j'avais besoin - jus de tomate, sauce tomate, tomates étuvées, etc. - s'envolaient comme le papier de toilette... Rendu là, on n'hésite plus, on fait comme tout le monde... On se précipite sur ce qui reste pour le prendre avant que les vautours qui suivent s'en régalent...

Ma conjointe étant friande de soupes, j'avais aussi besoin de bouillons de poulet et de légumes, et quelques boîtes de crème de céleri et de crème de poulet. Encore une fois, des tablettes vides... À genoux dans l'allée, je réussis à trouver quelques contenants de bouillon au fond de l'étagère du bas... Pour la crème de poulet et de céleri, pas de chance... tout avait disparu...

Croyant avoir vu le pire, je me suis dirigé vers les légumes en conserve. Juste quelques boîtes de pois et carottes... Là encore, des tablettes complètement dégarnies... Il ne restait qu'une poignée de pois et carottes en conserve de marques plus exotiques qu'on n'achète pas parce que trop chères... Hop, les boîtes qui restent dans le panier (les légumes étaient délicieux soit dit en passant)...

J'ai fait l'allée des croustilles et autres friandises sucrées, huileuses et salées que je n'ai pas le droit de manger parce que je dois perdre du poids... Il y avait là un type qui venait d'empiler une douzaine de méga-sacs de croustilles dans son panier d'épicerie... Je l'enviais et me demandais en même temps pourquoi il voulait faire une provision d'un an de telles gâteries... Un autre moment étrange dans cette expérience proprement hallucinante...

Le dernier obstacle franchi (les longues files devant les caisses), je me suis dirigé vers le Metro de mon coin de Gatineau pour tenter de compléter ma liste d'épicerie, là aussi dans une ambiance de foire...

Je tiens à noter l'expérience par écrit parce qu'en 73 ans d'existence je n'ai jamais vu rien de tel... Ma mère de 95 ans non plus... Un jour, les petits-enfants et arrière-petits-enfants pourront lire les archives de leurs grands-parents et apprendre un peu ce que nous avons vécu durant la pandémie de 2020...







mardi 10 mars 2020

Un «nostalgique» en colère...



J'ai beau avoir pris un recul de quatre ou cinq jours, je ne décolère pas...

En 2014 le quotidien Le Droit/Gesca/Power m'avait congédié de l'équipe éditoriale à cause d'un texte de blogue protestant contre l'intention - exprimée par André Desmarais, co-président de Power Corporation - d'éliminer à moyen terme les versions imprimées des six journaux régionaux de la chaîne, après avoir supprimé l'édition papier de La Presse à Montréal (voir bit.ly/2Zb9WcI).

L'année suivante, l'empire Power a largué ces six quotidiens et l'acquéreur, Groupe Capitales Médias de Martin Cauchon, a fait une profession de foi envers l'imprimé, promettant de conserver les versions papier des quotidiens tout en poursuivant le développement de plates-formes numériques. Le grand patron de la nouvelle chaîne, Claude Gagnon, a même déclaré que les éditions papier étaient «là pour rester»...

Nous voilà en 2020. Capitales Médias a sombré et les six quotidiens ont formé des coopératives indépendantes pour assurer la pérennité des grands médias régionaux. Le problème, c'est que leur solution ressemble étrangement à celle que proposait Gesca/Power il y a près de six ans... On misera sur le numérique en éliminant graduellement les versions imprimées...

«Ce changement essentiel et souhaité vers le numérique conduira au lancement d'une offre de contenus par abonnements, accompagnée d'une diminution de l'empreinte papier», écrit la journaliste Judith Desmeules, du quotidien Le Soleil, dans un texte publié par Le Droit le jeudi 5 mars 2020. Et, de renchérir le directeur général du Droit, Éric Brousseau, «nous allons bientôt mettre en oeuvre le virage numérique... Pour les nostalgiques qui préfèrent la version papier, n'hésitez pas à vous réabonner.»

Ces deux déclarations, la première erronée, la seconde méprisante, résument assez bien le coeur de l'argumentation d'une solution exclusivement numérique pour les quotidiens du Québec. Que l'avenir de nos journaux passe par des plates-formes Internet ne fait aucun doute, mais faut-il pour autant croire que cela rende l'imprimé désuet? Que le futur de l'information quotidienne passe par une lecture de petits et grands écrans, comme dans le sinistre univers du film Fahrenheit 451?

La prolifération de l'Internet depuis les années 1990 et son omniprésence aujourd'hui marquent certes un changement d'époque. Certains y voient la disparition graduelle de la civilisation de l'imprimé. Des quotidiens numériques, des livres numériques, des magazines numériques, disponibles en tout temps, à tout endroit, par téléphone, par la tablette, par ordinateur et même par la télévision... Un paradis de l'information diversifiée et accessible... Seuls les «nostalgiques», à croire le DG du Droit, pourraient préférer les anciennes «versions papier»...

La capacité de s'élever au-dessus de l'immédiat constitue un précieux attribut au début d'une nouvelle ère. La croissance exponentielle de l'Internet et de ses dérivés nous pousse à formuler des jugements et à prendre des décisions qui, en quelques années, paraissent obsolètes. Avec les connaissances présentes, les grands patrons de Power/Gesca auraient-ils misé sur le format actuel de La Presse +? Ne commence-t-on pas, un tout petit peu, à regretter l'absence de la bonne vieille Presse imprimée? Croit-on vraiment que l'envahissement du numérique mettra fin à la civilisation du papier?

En avril 2014, alors que j'étais toujours éditorialiste au Droit, j'écrivais sur mon blogue: «Loin de moi de renier l'ère électronique-numérique et les bienfaits de l'Internet et de ses dérivés. J'en raffole. Mais j'en raffole pour ce qu'ils ajoutent à la connaissance et à la communication, et non pour ce qu'ils ont ou auront la prétention de remplacer.» Le jour où nos nouvelles technologies prétendent pouvoir reléguer aux oubliettes cinq cents années d'information imprimée, l'alarme doit sonner. Et il n'y a rien, absolument rien de nostalgique là-dedans...

Voici l'argument que j'ai mis de l'avant en 2014. Autre que d'y modifier les références temporelles, je n'y changerais rien:

«L'Internet ouvre des portes vers de vastes sources d'information médiatiques, éducatives, musicales, institutionnelles et autres auxquelles nous n'avions pas d'accès instantané avant. Les réseaux sociaux contemporains ont surmultiplié les axes de communication entre parents, amis et même de parfaits étrangers qu'on peut croiser et apprendre à connaître sur Facebook, Twitter et tout le tralala. Merveilleux! Je suis accro.

«Mais… Il y a toujours un « mais », n'est-ce pas? Je ne peux m'empêcher de penser à l'inhérente fragilité des appareils électroniques et de leurs périphériques, et que dire des serveurs et logiciels, comme assise du savoir et de sa transmission. Les ordis sont vite désuets, les générations de logiciels se succèdent, pas toujours compatibles les uns avec les autres. Les cédés, disquettes et clés se corrompent au fil des ans. Et tout le bazar d'info est entre les griffes de serveurs et de fournisseurs Internet, ainsi que sous l'oeil parfois indiscret des puissants, sur lesquels nous exerçons peu ou pas de contrôle.

«On a tendance à oublier que pour le commun des mortels, l'Internet et dérivés n'ont que vingt ans. Les tablettes et mobiles encore moins, comme les réseaux sociaux. On y est tellement immergé que notre capacité de s'en extraire et de prendre du recul en souffre. Ce qu'on fait quotidiennement aujourd'hui sur nos écrans aurait été impensable il y a une seule décennie… Au rythme où les technologies se raffinent, qui sait vers quoi on se dirige dans quelques autres décennies? Et pendant ce temps, le climat change, le monde se pollue davantage, et tout notre environnement physique nous dit qu'il est presque minuit…

«Notre planète surpeuplée en surconsommation de ressources ira de crise en crise, et on sait ce qui arrive en périodes d'instabilité. Les puissances, et notamment les gouvernements, tentent toujours d'influencer, de contrôler et, au besoin, d'étouffer les grands circuits d'information. La Chine le fait constamment. On a vu récemment le premier ministre turc couper le robinet à Twitter. J'ose à peine imaginer ce qui pourrait se tramer dans les officines de Stephen Harper si l'occasion se présentait. Quoiqu'il en soit, avec l'informatique, il existe toujours le risque qu'un grand patron "tire la plogue"… et nous nous retrouverons alors devant des écrans vides…

«Vous me voyez venir, sûrement... Certains des livres que j'ai dans mes bibliothèques ont plus de 175 ans, et ils sont en parfait état… La plupart de mes volumes et magazines, du moins ceux d'avant 2000, ne seront jamais numérisés. Chacun est signé, avec la date de l'acquisition. Certains sont annotés. Je découpe mes journaux à tous les jours pour conserver dans des chemises, dans mes classeurs, les articles qui peuvent servir à consultation ultérieure ou qui, tout simplement, m'intéressent. Je regarde tous ces livres achetés depuis les années 1960 et c'est un peu ma vie que je vois et revois. Peu importe ce qui arrive à mes nombreux écrans et à leurs sources d'information, j'ai dans ma maison une petite partie de la civilisation humaine en documents imprimés.

«J'ai beau aimer et utiliser les ressources électroniques, une petite voix au fond de moi, une voix très humaine, me rappelle le caractère virtuel d'une partie de cette réalité. Sa fragilité, sa perméabilité, sa capacité d'être manipulée à mon insu, sa croissance pour le moins instable. Son contrôle par des barons plus soucieux de leurs profits que de la qualité de l'information qu'ils véhiculent. Je continue à croire, et je ne pense pas être seul, loin de là, qu'un journal et un livre imprimés à l'ancienne restent plus conviviaux, plus réels, plus durables, plus permanents que les textes, les images et les liens qui défilent à l'écran. L'information numérique ne s'envole pas comme les paroles, mais elle ne reste pas non plus comme les écrits…» (bit.ly/33cXGfh)


Quand je découpe un article de mon quotidien et le range dans une chemise, et que je le ressors quelques semaines ou quelques mois après, il n'a pas changé. Les imprimés restent. Pouvez-vous en dire autant d'un texte consulté à l'écran le jour de sa publication, puis à une date ultérieure? A-t-il été modifié à votre insu? Est-il encore là? Vous n'avez aucune garantie... et aucun contrôle.

S'il y a quelque chose d'«essentiel» et de «souhaité» dans l'actuel débat, c'est que les grands patrons et les artisans de nos médias entreprennent une réflexion qui dépasse largement les colonnes de chiffres et les échéances financières. L'abolition des éditions papier permettra peut-être d'économiser des sous à très court terme, mais elle sonnera le glas de nos quotidiens à la longue. Et cela me met en colère.




vendredi 6 mars 2020

L'Université de l'Ontario français... Une «chose stupide»?


Dans sa chronique du 3 mars 2020 intitulée Does Ontario actually need a French-language university? (bit.ly/2vJwatq], Steve Paikin, chef d'antenne de l'émission amiral d'affaires publiques de TV Ontario, The Agenda with Steve Paikin, rappelait une conversation avec un ancien sous-ministre ontarien des collèges et universités, qu'il n'a pas nommé:

«"Je passe 80% de mon temps à essayer d'empêcher des choses stupides", m'avait-il dit. Quand je lui ai demandé ce qui figurait sur sa liste de "choses stupides", l'université de langue française était au sommet. Le sous-ministre estimait qu'il n'y avait pas suffisamment de demande, de fonds ou de talent disponible pour une telle institution.»

L'auteur ajoute, à l'appui de cette conclusion, les données d'une étude du ministère de l'Éducation, selon laquelle à peine 13% des élèves franco-ontariens de 11e et 12e années veulent fréquenter une institution post secondaire de langue française, alors que 49% préféreraient un collège ou une université bilingue et 20% une institution unilingue anglaise... M. Paikin oublie de mentionner que cette étude a été menée dans le centre-sud-ouest ontarien où les Franco-Ontariens sont une micro-minorité et où les taux d'assimilation sont les plus élevés, mais tout de même...

La chronique poursuit en citant un argument évoqué par le premier ministre Doug Ford lui-même, à savoir qu'il n'existe pas une demande suffisante pour combler les places disponibles dans les programmes de langue française des universités bilingues - Ottawa, Laurentienne (Sudbury) et Glendon (Toronto). Alors, si cela est vrai, pourquoi en créer de nouvelles, à Toronto par surcroit, à une douzaine de kilomètres seulement du campus de Glendon?

Steve Paikin arrive au constat qui semble s'imposer. Il ne l'écrit pas de façon lapidaire, mais le message est clair. L'immense majorité des élèves francophones du sud-ouest ontarien ne veulent pas fréquenter  un campus universitaire de langue française et même les universités «bilingues» ne trouvent pas assez de candidats pour leurs programmes en français. Alors créer cette soi-disante «Université de l'Ontario français» serait une «chose stupide»... Échec et mat.

Voilà dans quel cul-de-sac argumentaire nous a laissé le torpillage du véritable projet d'université franco-ontarienne, par le gouvernement Wynne d'abord, puis par Doug Ford et sa horde, avec la complicité d'une grande partie des élites franco-ontariennes.

La vraie demande, l'originale, formulée par le Regroupement étudiant franco-ontarien (RÉFO) en 2012, celle qui a lancé l'offensive des dernières années, visait la création d'une université de langue française de dimension provinciale (pas pour le sud-ouest seulement) qui assurerait la gestion de tous les programmes universitaires de langue française -- surtout ceux des méga universités bilingues anglo-dominantes qui abritent l'immense majorité des étudiants universitaires francophones en Ontario.

Ce qu'on a appelé par la suite le «par» et «pour», c'est-à-dire des institutions administrées par des Franco-Ontariens pour les Franco-Ontariens, c'étaient les tripes de la revendication et ce sont ces tripes qu'on a éviscérées en 2015 quand on a substitué à ce grand projet un petit campus à Toronto pour se contenter d'essayer de boucher l'un des trous les plus criants de l'offre en français dans cette région.

Au lieu de discuter du grand principe de la gestion scolaire partout en Ontario, comme on l'avait fait pour les écoles primaires, secondaires et collégiales françaises depuis les années 1960, on a laissé le débat basculer vers une querelle locale sur la demande et les budgets...

On ne parle plus de l'injustice scolaire plus que centenaire subie par la plus importante minorité francophone hors Québec... On ne parle plus des millions (des milliards?) de dollars volés aux Franco-Ontariens en services non rendus par la privation de leurs droits... On se chicane pour des miettes, sur les rives du lac Ontario...

Les Franco-Ontariens, du moins ceux et celles qui ont milité dans ce domaine, savent que les institutions scolaires bilingues dans un milieu anglo-dominant sont des usines d'assimilation. Alors pourquoi forme-t-on, ou tente-t-on de former des générations francophones du primaire au collégial, pour ensuite les priver du droit à un environnement de langue et de culture françaises à l'universitaire? Le message sous-jacent, c'est que dans les lieux de haut savoir, les jeunes Franco-Ontariens doivent se résigner à étudier des université à majorité anglaises, administrées par et pour la majorité anglaise... C'est un non-sens identitaire.

Les arguments formulés par Steve Paikin sont pertinents, et insidieux. Ils abaissent le débat au terrain des chiffres alors qu'il doit rester à un niveau beaucoup plus élevé, celui du principe du droit des Franco-Ontariens à la gestion de leurs institutions scolaires, de la maternelle à l'universitaire. Sinon, le débat est perdu d'avance...




mercredi 4 mars 2020

Une insulte à l'égalité des femmes...

publicité de l'Université de Sherbrooke, Le Devoir, 29 février 2020


Quel message l'Université de Sherbrooke véhicule-t-elle en utilisant une photo d'une jolie femme portant un hidjab pour illustrer son école d'été sur les «Milieux de pratique et de diversité religieuse»?

Choisir une femme voilée pour une publicité universitaire n'a rien d'anodin. Une de nos universités nous dit par cette image que le foulard musulman n'est rien de plus qu'une manifestation de la «diversité». L'envers du message, c'est que critiquer le voile équivaut à s'opposer à la diversité...

Dans le contexte actuel du débat maintenant judiciarisé sur la Loi 21, cette photo positionne l'Université de Sherbrooke parmi les adversaires de la laïcité de l'État. Cet État qui interdit pour certaines catégories d'employés le port de signes religieux devient ici l'ennemi de la diversité...

Passe encore si les autorités universitaires avaient choisi une image plus positive pour les femmes, comme cette photo ci-dessous de la nouvelle archevêque anglicane de New Westminster, en Colombie-Britannique. Pour une fois qu'une religion ne traite pas les femmes en inférieures...

Melissa Skelton, archevêque de New Westminster (C.-B.)

Mais non, il fallait montrer un des exemples les plus frappants d'infériorisation publique de la femme, l'obligation - imposée par des hommes - de porter le voile. Cette photo publicitaire de l'Université de Sherbrooke n'est pas seulement une critique de la laïcité, c'est une insulte à l'égalité de la femme, un des piliers constitutionnels de la société québécoise.

C'est une insulte pour la majorité des musulmanes québécoises, qui ne portent pas le voile. C'est une insulte pour toutes les femmes de la planète qui le portent parce qu'elles n'ont pas le choix, à cause de lois et règlements obscurantistes. C'est une insulte à toutes ces femmes, musulmanes et autres, qui luttent, parfois au péril de leur sécurité, contre ce symbole d'infériorité de la femme.

L'Université de Sherbrooke n'est pas la première institution de haut savoir à utiliser des femmes voilées dans des campagnes publicitaires. Voilà où nous en sommes rendus avec la rectitude politique en milieu universitaire...




lundi 2 mars 2020

Un cégep bilingue à Vaudreuil-Dorion?

Au fil des décennies, s'il y a une chose que les Franco-Ontariens ont bien apprise, c'est que les écoles bilingues sont des usines d'anglicisation. L'Ontario français a réussi à se débarrasser des écoles primaires bilingues, des écoles secondaires bilingues, puis des collèges bilingues. Il ne reste qu'à transformer en institutions de langue française les deux monstres universitaires bilingues et anglo-dominants, l'Université d'Ottawa et l'Université Laurentienne... Ce combat usant dure depuis plus d'un demi-siècle et risque de se poursuivre encore longtemps...

Alors quand on apprend qu'un cégep bilingue est projeté au Québec (bit.ly/2PDeqqq), et ce, dans une région (Vaudreuil-Dorion) menacée d'anglicisation, on se dit: coudonc, ils sont fous ces Québécois? Ils sont tombés sur la tête? Ils ne comprennent pas ce qu'est «l'assimilation par bilinguisation collective», une situation vécue partout ailleurs au pays... et déjà en marche dans la région montréalaise et en Outaouais? Se peut-il que François Legault accepte de marcher dans les pas de fossoyeurs du français comme Philippe Couillard et Jean Charest?

Le grand public, ainsi que la plupart des politiciens et des journalistes, ne se donnent jamais la peine d'examiner les données des recensements quinquennaux de Statistique Canada. S'ils le faisaient, ils constateraient - pour les francophones, tant québécois qu'acadiens et canadiens-français - que plus la proportion de bilingues français-anglais est élevée, plus il y a de transferts linguistiques vers la langue dominante dans ce coin de continent... l'anglais. Sur nos territoires, le bilinguisme collectif, c'est une étape de quelques générations, en route vers l'assimilation totale à l'anglais.

Même au Québec, l'anglais se comporte comme la langue majoritaire du Canada, ayant chez un nombre croissant de francophones québécois le même effet d'érosion identitaire, quoique plus lent, que chez les Acadiens et Canadiens français des autres provinces. Dans la capitale fédérale, où le taux de bilinguisme chez les francophones avoisine les 90%, environ le tiers des Franco-Ontariens sont anglicisés ou en voie de l'être. Dans une ville comme Edmunston (N.-B.) où près de 40% des francophones sont unilingues, le taux d'assimilation est nul.

La dynamique est différente au Québec, où le poids du nombre et de l'État ralentit le phénomène d'anglicisation sans toutefois l'arrêter. La région de Vaudreuil-Dorion est exemplaire à cet égard. Entre les recensements de 2006 et 2016 (voir bit.ly/39hZO7E), le taux de bilinguisme augmentait de 61,8% à 65,4%, principalement chez les francophones.


La proportion d'unilingues français y reculait de 31,5% à 23,6% tandis que la part d'unilingues anglais grimpait, de 6,3 à 10,1%. En 2006, Vaudreuil-Dorion était de langue maternelle française à 73,3%; dix ans plus tard, c'est 57%... Pendant ce temps, la proportion d'anglophones (selon la langue maternelle) passait de 16 à 21%... et selon la langue utilisée le plus souvent à la maison, de 21% à 27%...


Au rythme actuel, les francophones seront minoritaires à Vaudreuil-Dorion d'ici le recensement de 2026... Et c'est là qu'on veut construire un cégep bilingue? C'est insensé. Cela ne fera qu'accélérer l'anglicisation. Ce qui se passe dans la grande région montréalaise constitue un bien meilleur motif d'étendre l'application de la Loi 101 aux cégeps, pour obliger les allophones (et les francophones) à poursuivre leurs études en français tant qu'ils fréquentent le secteur public gratuit.

Y as-tu quéqu'un à Québec qui va ouvrir les yeux sur la vraie réalité linguistique?