mardi 22 juillet 2025

Université franco-ontarienne: sources médiatiques polluées

article du journal Le Droit du 2 décembre 2013, bien plus fidèle aux faits

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Si les médias diffusent une fausseté assez longtemps, elle finira par devenir vérité, tant pour le public que pour les journalistes. Ainsi en va-t-il de la saga interminable du projet d'université franco-ontarienne qui va et vient dans le décor de puis plus d'un demi-siècle.

La plus récente mouture, et la plus cohérente oserais-je dire, avait été lancée au début des années 2010 par le Regroupement étudiant franco-ontarien (RÉFO). Cet organisme regroupant les étudiants francophones du collégial et de l'universitaire, rapidement soutenu par la FESFO (élèves du secondaire franco-ontarien) et l'AFO (Assemblée de la francophonie de l'Ontario), réclamait une gouvernance francophone de tous les programmes collégiaux et universitaires de langue française.

Cette gouvernance, s'appuyant sur le principe du «par et pour les francophones» affirmé par la Cour suprême dans l'affaire Mahé en 1990, était au coeur des priorités élaborées lors des États généraux du postsecondaire tenus à travers l'Ontario en 2013. Bien sûr, il fallait colmater des brèches régionales (notamment dans le sud-ouest ontarien), sans toutefois porter atteinte à l'objectif global d'une gouvernance pan-ontarienne, y compris - et surtout - sur les programmes de langue française des deux monstres bilingues, l'Université d'Ottawa et l'Université Laurentienne.

Ce grand projet d'université franco-ontarienne a été torpillé par le gouvernement libéral de Mme Wynne en 2015 dans des circonstances qui restent encore aujourd'hui à éclaircir. Le résultat, cependant, fut un micro-campus de langue française à Toronto qu'on a pompeusement baptisé Université de l'Ontario français. Depuis ce temps, on tente un peu partout de faire croire que ce campus constitue la victoire recherchée par le RÉFO et ses alliés. Encore récemment (voir lien à l'article du 20 juillet dans Le Droit en bas de page), l'analyste Sébastien Pierroz écrit: 

Je ne blâme pas ce journaliste plus que les autres, s'abreuvant aux mêmes sources médiatiques polluées. Pour la nième fois, je me permets de rappeler mon texte de blogue de janvier 2020 (voir lien en bas de page), publié après l'annonce d'un financement fédéral-provincial pour la soi-disant Université de l'Ontario français à Toronto...

L'annonce d'États généraux de la francophonie ontarienne constitue une bonne nouvelle en soi. Il est grand temps. Mais les chances de réussite sont faibles ou nulles si on continue de se raconter des histoires comme celles que colportent les médias sur l'Université de l'Ontario français. Le projet d'université franco-ontarienne couve toujours sous les braises. Avec la renaissance de l'Université de Sudbury, il pourrait de nouveau s'enflammer.

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Lien à l'article du Droit intitulé «Un grand dialogue franco-ontarien se pointe è l'horizon», 20 juillet 2025 - https://www.ledroit.com/chroniques/sebastien-pierroz/2025/07/20/un-grand-dialogue-franco-ontarien-se-pointe-a-lhorizon-3VQ37P4OZBDRRHBQUVAAAF3LMM/

Lien à mon texte de blogue du 24 janvier 2020 intitulé «Université de l'Ontario français: un mensonge historique» - https://lettresdufront1.blogspot.com/2020/01/universite-de-lontario-francais-un.html


vendredi 11 juillet 2025

Le déclin du Moulin-à-Fleur de Sudbury



J'écris depuis des années que la disparition de tous les territoires urbains à majorité francophone depuis les années 1960 constitue l'un des plus grands drames de l'Ontario français. Privés de leurs quartiers historiques, les Franco-Ontariens des villes (Ottawa, Sudbury, Cornwall, Welland, Windsor, etc.) doivent partout composer avec des majorités anglophones. Il en est résulté une accélération appréciable de l'anglicisation, qui frôle aujourd'hui le point de non-retour. Trop de chercheurs ne semblent pas comprendre l'importance de ce phénomène, et n'en tirent pas les conclusions qui s'imposent.

J'ai repensé à tout cela en lisant attentivement le livre Le Moulin-à-Fleur de Sudbury; quartier ouvrier, territoire canadien-français, publié cette année aux Presses de l'Université d'Ottawa par l'historien Serge Dupuis et le psychiatre Normand Carrey. Ce type d'étude ne figurera jamais aux palmarès des meilleurs vendeurs en librairie, et c'est bien dommage. Sur 320 pages on y voyage dans le temps, depuis la fin du 19e siècle aux années 2020, avec ces milliers de Canadiens français qui s'étaient acharnés à transplanter dans la région de Sudbury leurs us et coutumes du grand bassin du Saint-Laurent..

S'appuyant beaucoup sur des archives médiatiques ainsi que des interviews et un sondage d'anciens résidents du quartier Moulin-à-fleur de Sudbury, l'oeuvre de MM. Dupuis et Carrey nous plonge dans la vie quotidienne des gens autant que dans l'évolution du cadre religieux, scolaire et municipal dans lequel ils ont vécu. Mais il déborde parfois pour effleurer les dossiers plus généraux de la résistance linguistique franco-ontarienne, ainsi que l'importance de la territorialité pour assurer la pérennité du français dans une province hostile qui interdit à partir de 1912 (règlement 17) l'enseignement du français après la 2e année du primaire dans les écoles ontariennes.

Évoquant les recherches des historiens Fernand Ouellet et Gaétan Gervais, les auteurs rappellent qu'au recensement de 1911 (l'année précédant la mise en oeuvre du règlement 17), un peu plus de 61% des 202 000 Franco-Ontariens étaient unilingues français. Regroupés en grande majorité sur des territoires ruraux mais aussi urbains où elles formaient des majorités souvent homogènes, ces collectivités pouvaient, pour la plupart, vivre en français sans avoir à devenir bilingues. Les Canadiens français formaient ainsi en Ontario une «minorité nationale» viable et relativement autonome, avec une centaine de paroisses francophones et 200 écoles franco-ontariennes.

C'est dans cette mouvance qu'avait pris forme le quartier Moulin-à-fleur de la ville minière de Sudbury. Un territoire où des milliers de Franco-Ontariens se sentent chez eux. «En effet, des décennies 1910 à 1960, environ 80% de ses résidents sont de langue maternelle française, 90% sont catholiques et une proportion semblable appartient à la classe ouvrière», rapporte-t-on. Un peu comme le quartier de la Basse-Ville, à Ottawa. Les francophones s'y reconnaissent, et les anglophones des autres quartiers le voient comme le secteur canadien-français de la ville. Un territoire où le français est la langue de la rue, la langue d'intégration, la langue que l'on transmet d'une génération à l'autre. Un point d'appui culturel (et institutionnel) pour les petites municipalités francophones rurales à l'ouest du lac Nipissing.

L'érosion s'est faite lentement au départ, avec l'imposition du règlement 17 qui, même combattu, souvent avec succès, a contribué à bilinguiser les jeunes générations franco-ontariennes. L'émergence d'une classe moyenne et d'une élite bourgeoise a favorisé un certain éparpillement de francophones dans les quartiers à majorité anglaise. Puis, avec les années 1960, des «rénovations urbaines» de tous genres, petites et grandes, n'ayant aucun égard pour le tissu social et culturel des populations touchées, ont contribué à disloquer les communautés traditionnelles. À Sudbury et encore davantage à Ottawa.

«Dans le Moulin-à-fleur, expliquent MM. Dupuis et Carrey, la population de langue française s'élevait toujours au-dessus de 70% en 1971, mais elle a baissé à 56% en 1986, puis à 32% en 2011.» Les conséquences sont dramatiques pour la francophonie sudburoise, comme elles l'ont été pour les Franco-Ontariens de la Basse-Ville, de Vanier et de mon quartier de St-François d'Assise à Ottawa. Le sommet de la pyramide de l'Ontario français se trouvait décapité.

Les auteurs ont fort bien saisi cette dynamique. «Alors que, historiquement, le quartier (Moulin-à-fleur) permettait aux ouvriers et aux familles de vivre en français au quotidien et c'était à l'élite professionnelle de maîtriser les codes en anglais, l'équation semble s'être renversée depuis les années 1970; l'érosion d'un territoire majoritairement francophone a privé plusieurs familles ouvrières d'un espace de vie qui n'est pas anglo-dominant.»

Ce phénomène, qui peine à percer dans les savantes études sur l'état des minorités franco-canadiennes, semble avoir bien capté l'attention de Serge Dupuis et Normand Carrey. «L'existence de quartiers francophones en milieu minoritaire contribue à accroître la présence du français dans l'espace urbain et, par ricochet, à cultiver un sentiment d'appartenance chez les jeunes familles qui pourraient voir la langue française comme une langue du quotidien, dotée d'une "présence naturelle"qui appartient au présent et à l'avenir.»

L'effet glacial est mesuré par Statistique Canada: un taux d'anglicisation d'environ 20% des Franco-Sudburois en 1971 (et probablement moins dans le Moulin-à-fleur où les francophones étaient majoritaires à 70%), contre un taux d'anglicisation de plus de 55% au recensement de 2021. Et la proportion de personnes ayant le français comme langue d'usage (langue la plus souvent parlée à la maison) a chuté de 21,5% en 1971 dans l'ancienne ville de Sudbury (26,4% pour le Grand Sudbury) à 8,4% (11,7% pour le Grand Sudbury) en 2021. En chute libre! Comme à Ottawa, Cornwall, Welland, Windsor... 

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Serge Dupuis et Normand Carrey,  Le Moulin-à-Fleur de Sudbury, quartier ouvrier, territoire canadien-français, Les Presses de l'Université d'Ottawa, 2025


lundi 7 juillet 2025

Vivre en français à Cornwall?



Quand j'ai lu la manchette de la Une du Devoir ce matin 7 juillet 2025 (l'édition papier que je reçois à la maison), j'ai sursauté. «Choisir l'Ontario pour vivre en français». Décision pour le moins étrange. Un peu comme cibler le mont Everest pour faire ses débuts en alpinisme. 

Après avoir lu attentivement le texte de leur journaliste Mathilde Beaulieu-Lépine, portant sur une famille camerounaise francophone installée à Cornwall, dans l'Est ontarien, je me suis rendu compte que finalement, le titre qui coiffe l'article était faux.

Non pas qu'il soit absolument impossible de «vivre en français» à Cornwall... On pourrait sans doute y arriver avec beaucoup d'efforts et une persévérance sans borne dans cette ville où les personnes ayant le français comme langue d'usage forment désormais une mini-minorité. 

Mais ce n'était pas l'objectif de la famille de Jeanne Edwige Ango Mguiamba. «Je voulais m'intégrer à la société anglophone aussi, mais sans toutefois perdre la culture française», explique-t-elle au Devoir. Jeanne s'est même inscrite à des cours d'anglais. Elle envoie sa fille à l'école française, tout en étant convaincue qu'elle «va apprendre l'anglais, parce qu'on a une communauté anglophone ici».

Elle résume ainsi: «Je voudrais vraiment que mes enfants soient bilingues, et moi également.» Rien pour justifier le titre de la une du journal...

Au fond, elle tente de faire ce que tentent de faire les Franco-Ontariens de souche depuis plus d'un siècle avec un taux de succès désormais en chute libre: devenir bilingues en conservant la langue française comme marqueur identitaire principal. À cet égard, Cornwall pourrait constituer d'ailleurs un cas type en Ontario, où tous les anciens territoires urbains francophones sont disparus au cours du dernier demi-siècle.

Au recensement de 1971, on rapporte que les personnes «de langue maternelle française» forment près de 42% de la population de Cornwall, tandis que la proportion des personnes de langue d'usage française (langue la plus souvent parlée à la maison) dépasse 31%. En 2021, les francophones (langue maternelle) ne sont plus que 21,5% de la population totale (et non près de 30% comme l'écrit Le Devoir), à peine 9% selon le critère plus pertinent de la langue d'usage.

Le taux d'anglicisation des francophones de Cornwall est catastrophique. Supérieur à 50%. Hors de l'école et du foyer (et encore...), les francophones vivent à toutes fins utiles en anglais dans cette ville qui se veut bilingue. S'il y a déjà eu à Cornwall un quartier majoritairement francophone, il n'existe plus en 2025. La proportion d'anglophones (recensement de de 2021) dépasse les 75% selon les chiffres de langue maternelle (Le Devoir dit «plus de 60%) et atteint 86% selon le critère de la langue d'usage.

Je ne doute pas qu'il existe toujours quelques milliers de vrais francophones à Cornwall qui font leur possible pour protéger et promouvoir la langue française dans «un combat par trop inégal» (citation d'Omer Latour*, Presses de l'Université d'Ottawa, 1981). Mais ils vivent dans un univers médiatique anglais, dans des quartiers et des rues commerciales anglophones, dans un milieu institutionnel anglo-dominant, et font face à un gouvernement insensible, voire hostile.

Les élèves du secondaire ont dû se battre et même aller en grève en 1973 pour obtenir une école française bien à eux. La seule de la ville. Aujourd'hui, leurs petits-enfants luttent pour obtenir des locaux moins vétustes et plus grands. Leur conseil scolaire a demandé au ministère ontarien de l'Éducation des fonds pour une nouvelle construction. Le gouvernement Ford a dit non... C'est toujours la même chose...

L'arrivée d'immigrants francophones ne changera rien à la dynamique linguistique centenaire. Après une génération, ils s'angliciseront au même rythme que les anciens Franco-Ontariens. Il n'y a d'ailleurs que que 500 000 francophones en Ontario, et non 600 000 comme l'écrit Le Devoir. Selon le critère de la langue d'usage, ils sont moins de 300 000...

Je me réjouis que Le Devoir s'intéresse à la francophonie hors Québec. Et les trois textes d'aujourd'hui sur Cornwall offrent aux Franco-Ontariens un débouché qu'ils n'avaient plus avec la disparition des anciens quotidiens et hebdos de langue française dans l'Est ontarien. Mais le portrait des forces en présence est incomplet et inexact.

C'est important. Pour la francophonie ontarienne, qui ne pourra rien corriger avec des lunettes roses. Pour les Québécois aussi, qui doivent comprendre que ce qui arrive aux Franco-Ontariens leur arrivera un jour (c'est déjà commencé) à moins d'agir maintenant pour assurer l'avenir de la langue française au sein même du vaisseau amiral de la francophonie nord-américaine.

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* Omer Latour, Une bande de caves, Les Éditions de l'Université d'Ottawa, 1981 - voir aussi https://pierreyallard.blogspot.com/2014/02/bande-de-caves.html