lundi 30 janvier 2017

Ce qui doit être, ou ce qui peut être?

Dans le merveilleux contre de Noël* de Charles Dickens, le vieil Ebenezer Scrooge, désemparé après son funeste périple aux bras du troisième esprit, demande à ce dernier: «Tout ceci, est-ce l'image de ce qui doit être, ou seulement de ce qui peut être?»

«Quand les hommes s'engagent dans quelques résolutions, elles leur annoncent certain but qui peut être inévitable, s'ils persévèrent dans leur voie. Mais, s'ils la quittent, le but change; en est-il de même des tableaux que vous faites passer sous mes yeux?»

Le conte que j'ai sous ma loupe** ne remonte pas à l'époque de Dickens. Il est contemporain. 2017. Et les deux spectres qui n'ont fait revivre le passé, avant de me ramener au présent pour me projeter vers le futur, comme les fantômes de Scrooge, laissent sur mes lèvres les mêmes interrogations qui hantaient le personnage de Dickens.

Le chant de Noël de Scrooge et la famille Cratchit, tous ceux et celles qui l'ont lu ou vu au petit écran le savent, connaît une fin heureuse. Une fin comme je les aime.

Ce que je viens de terminer n'a rien de joyeux. Presque personne ne le lira en entier. Ce ne sera jamais un succès de librairie ou de cinéma. Et pourtant, ses auteurs, René Houle et Jean-Pierre Corbeil, je n'en doute pas un instant, ont certainement signé ces 140 pages de textes et de tableaux dans l'espoir que quelqu'un pose les questions de Scrooge... et agisse pour dissiper les sombres chapitres qui pointent à l'horizon.

MM. Houle et Corbeil n'ont pas la plume de romanciers. Ce sont des statisticiens, personnages fantomesques s'il en fut dans l'anonymat bureaucratique fédéral, et ils nous transportent dans une chasse-galerie où les chiffres s'alignent comme tant d'énigmes à résoudre. Mais le fond des légendes porte les mêmes ciments. Le bien contre le mal. L'amour contre la haine. La générosité contre l'appât du gain. Le malheur, le bonheur. La vie, la mort.

Le personnage de Scrooge incarne son époque, le 19e siècle en industrialisation. Issu d'un milieu modeste, ayant connu amour, solidarité, espoir, il est corrompu par les vices de l'argent et s'enrichit sur le dos de pauvres gens. Un vrai capitaliste. Son déclin le laisse seul et amer, jusqu'à ce que trois esprits lui fassent revisiter son passé, son présent et ouvrent une fenêtre sur l'avenir...

Mes deux fantômes de Statistique Canada n'oseraient pas sécher ainsi leur encre sur papier. Mais dans la toile aride de tableaux et d'analyses qu'ils étalent sur un ton de fausse neutralité, ils nous (nous, les parlant-français de ce pays) accrochent par le bras et nous prient de voir au-delà de leurs chiffres, où un peuple dépérit à vue d'oeil depuis un demi-siècle.

Avec la précision d'un chirurgien, avec des expressions comme langue maternelle, langue d'usage, première langue officielle parlée, transferts linguistiques, continuité intergénérationnelle, ils nous mettent au défi de voir la réalité humaine que leurs tableaux décortiquent.

On y devine les relents d'un peuple combatif, ayant transmis depuis des siècles des valeurs d'entraide, de solidarité, ses coutumes, ses patois, ses expressions, cette belle langue issue de France, confrontée depuis la seconde moitié du 20e siècle à une anglicisation accélérée dans un contexte économique anglo-dominant....

En quelques générations, les accents, les chants, les musiques ont cédé le pas à l'anglais intensif, au chacun pour soi, à l'indifférence culturelle. L'Île de Montréal sera bientôt perdue. Houle et Corbeil font apparaître ce qui restera de nous en 2036, et ce n'est guère édifiant. Ils tracent avec une précision effarante le déclin et la mort d'un peuple: le nôtre.

Je vous fais grâce des chiffres. Mais j'ai lu ce texte en entier - les 140 pages - et je sais une chose avec certitude. Quand, en 2036, nous ne seront plus que 69% de la population québécoise et 17% de la population canadienne, il sera trop tard. Notre pierre tombale sera dressée.

Alors je repose à mes deux statisticiens-fantômes la question de Scrooge: «Tout ceci, est-ce l'image de ce qui doit être, ou seulement de ce qui peut être?»

Nous sommes en 2017.... Allons-nous périr tout doucement, fonçant allègrement dans l'immersion anglaise pour aboutir à une paix linguistique permanente? Ou reste-t-il quelque force collective, quelque élan insoupçonné, capable de donner le coup de barre qui fera du français la véritable langue commune du Québec, dans le commerce, au travail, dans la rue, partout où il le faut, dans ce demi-État que nous peinons depuis trop longtemps à transformer en pays à notre image?

J'espère toujours, à la Dickens, une fin heureuse...

Merci, René Houle et Jean-Pierre Corbeil...

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* Le cantique de Noël, de Charles Dickens, texte intégral bit.ly/2jRh5em
** Projections linguistiques pour le Canada, 2011-2036, par René Houle et Jean-Pierre Corbeil, Janvier 2017. bit.ly/2jSUpeu

2 commentaires:

  1. Geoffrey York du Globe and Mail de Toronto (1997) décrit bien un tel drame: "Une culture ne peut survivre sans sa langue. La langue est l'épine dorsale, l'identité d'un peuple. Si la langue est perdue, la culture, elle est dorénavant estropiée"

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  2. Geoffrey York du Globe and Mail de Toronto (1997) décrit bien un tel drame: "Une culture ne peut survivre sans sa langue. La langue est l'épine dorsale, l'identité d'un peuple. Si la langue est perdue, la culture, elle est dorénavant estropiée"

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