Ayant lu et digéré un peu croche l'article du Droit intitulé La santé déclinante de l'Ontario français vue par un résident québécois (3 décembre 2023)*, portant sur l'essai Identité, appartenances, un parcours franco-ontarien de Robert Major, j'ai résolu d'acheter le livre et de l'éplucher. Après lecture, je me suis réconcilié un tout petit peu avec le texte du journaliste du Droit. J'avoue que le sujet était complexe. Avoir eu l'âge et l'expérience du jeune scribe, j'aurais peut-être pondu un article similaire.
Les tribulations identitaires des Franco-Ontariens (et des ex-Franco-Ontariens devenus Québécois) sont toujours riches d'enseignements. Promenant sa lampe dans les labyrinthes d'une collectivité dispersée aux quatre coins de l'Ontario, Robert Major nous transporte de son patelin natal (New Liskeard) à la capitale fédérale, puis en Outaouais québécois où il a élu résidence en 1972, le tout coiffé d'une insistance incontournable sur ses 45 ans d'association - d'étudiant à vice-recteur - avec l'Université d'Ottawa.
J'ai sursauté en constatant à quel point mon propre parcours ressemblait à celui de Robert Major. Nous sommes tous deux nés en Ontario, en 1946, dans une municipalité très fortement anglophone (quoique mon quartier d'Ottawa était alors francophone). Nous avons été camelots d'un quotidien anglais pendant trois ans (lui le North Bay Nugget, moi l'Ottawa Journal). À la tombée de la nuit, nous écoutions tous deux la station WKBW de Buffalo à l'adolescence pour entendre du rock'n roll. Notre séjour à l'école secondaire a été passablement anglicisant. Nous avons retrouvé notre langue et notre culture à l'Université d'Ottawa dans les années 1960. Nous sommes déménagés en Outaouais dans les années 1970 pour que nos enfants puissent grandir dans un milieu francophone. Nous avons eu la chance de travailler en français à Ottawa; lui comme prof et cadre supérieur à l'Université d'Ottawa, moi comme journaliste au quotidien Le Droit. Et nous sommes tous deux devenus indépendantistes...
Comme chez bien des Franco-Ontariens de souche arrivés à la quatrième saison de leur vie, un besoin pressant de consigner l'expérience vécue se fait sentir. Pour sa propre satisfaction. Pour la postérité. «Pour que la mémoire soit sauvegardée.» Voilà peut-être pourquoi Robert Major s'est décidé à «raconter quelques aspects de l'histoire ordinaire (...) d'un Franco-Ontarien d'une certaine époque, dont le parcours dégage certaines réalités et sociologiques». Un parcours qui «n'est sans doute pas représentatif» d'un Ontario français «multiple, disparate», mais qui n'a rien de marginal, qui va droit au coeur de la réalité ontaroise.
Il reconnaît que son expérience de l'Ontario français a été «tout à fait fausse, du moins artificielle, sans commune mesure avec le quotidien de mes compatriotes», la grande majorité de ces derniers baignant du matin au soir (sauf peut-être à la maison) dans des milieux anglo-dominants. Les parents de Robert Major militaient «pour la cause française» mais à l'extérieur du foyer, tout se passait en anglais à New Liskeard. «Je ne me souviens d'aucune fête de la Saint-Jean-Baptiste, d'aucun défilé de la Fête-Dieu (...), d'aucune manifestation publique francophone de quelque ordre que ce soit à New Liskeard. Ce sont les anglophones qui animaient la rue.»
Son passage au département des Lettres françaises de l'Université d'Ottawa, milieu unilingue s'il en fut, puis son séjour aux Études supérieures et à l'administration centrale, à peu près francophones, sans oublier son déménagement au Québec, l'ont transformé. Quant il retourne à sa ville natale, «je constate, écrit-il, que mes amis qui sont restés dans la région, sans pousser au-delà du secondaire, ont pour la plupart été doucement anglicisés. Mariage exogame, travail, milieu social, activités sociales et culturelles, tout concourt à assurer un passage sans heurts dans le giron de la majorité.» Aujourd'hui, on pourrait tenir les mêmes propos dans la région d'Ottawa, et bientôt, dans l'Est ontarien. «Chaque année, conclut-il, l'Ontario français rétrécit comme une peau de chagrin.»
Quant à définir ce qu'est un Franco-Ontarien, son identité (ses identités?), le débat se poursuit et Robert Major ne tranche pas. Faut-il avoir été né en Ontario? Y avoir pris racine? Être francophone dans ses comportements, dans ses convictions? L'ancien vice-recteur de l'Université d'Ottawa en a discuté avec des confrères retraités, tous ayant contribué à l'éducation universitaire franco-ontarienne, et les échanges n'ont «pas permis d'y voir plus clair». Chez les vieux militants ex-franco-ontariens, la tête, le coeur et les tripes sont en constante chamaille à ce sujet. À chacun son dû sans doute. J'écrivais en 2013, après une lecture de Jules Tessier**, ce qui suit: «J'ai la certitude que peu importe les changements de cap et les convictions qui nous mènent ailleurs, au Québec dans mon cas, "quand on est Franco-Ontarien une fois, on est Franco-Ontarien pour tout l'temps, comme un Noir est noir, pour la vie..."»
La réflexion identitaire de M. Major constitue la trame de l'essai et n'est interrompue que par une intrusion plus malheureuse qu'heureuse, quoique opportune, dans le débat sur le projet d'université franco-ontarienne et la création de la microscopique Université de l'Ontario français (UOF) à Toronto. Comme le journaliste qui l'a interviewé, comme l'ensemble des médias de langue française d'ailleurs, Robert Major ne semble pas avoir suivi suffisamment ce dossier depuis 2012. La confusion entre le projet d'université franco-ontarienne, qui porte essentiellement sur la gouvernance de tous les programmes de langue française, et la création d'un mini-campus à Toronto (pompeusement appelé Université de l'Ontario français), est maintenant généralisée.
Déjà, le 12 mars 2013, l'Assemblée de la francophonie de l'Ontario mettait les médias en garde à ce sujet. «Il convient, précisait l'AFO dans une lettre ouverte au Droit, de ne pas confondre les besoins d'accessibilité des études post-secondaires en français dans les régions du Centre-Sud-Ouest de la province (c.-à-d. Toronto, etc.) et le projet de création d'une université franco-ontarienne. Ce sont deux dossiers distincts qu'il est important de bien comprendre.» Quand le gouvernement Wynne, avec la complicité des universités bilingues, a torpillé le projet original d'une gouvernance à dimension provinciale pour cibler un projet malavisé de campus universitaire marginal à Toronto, les porte-parole des organismes étudiants (RÉFO et FESFO) ont dénoncé en décembre 2016*** cette manoeuvre qui avait pour effet «d'évacuer la possibilité d'atteindre une véritable gouvernance universitaire par et pour les francophones sur l'ensemble du territoire ontarien».
La critique virulente de Robert Major envers l'UOF est bien fondée et j'en partage l'essentiel. Là où il fait erreur, selon moi, c'est de croire que ce micro-campus universitaire torontois constituait le projet d'université franco-ontarienne relancé vers 2012 par les mouvements étudiants avec l'appui de l'AFO. Il est vrai que l'Université d'Ottawa, qui accueille la vaste majorité des étudiants universitaires inscrits à des programmes en français en Ontario, a toujours été perçue comme l'université des Franco-Ontariens. Les appels à une gouvernance francophone à l'universitaire ont toujours inclus l'Université d'Ottawa, soit pour la franciser (comme à la fin des années 1960), soit pour y imposer une structure de gouvernance franco-ontarienne autre que la bonne volonté des recteurs et vice-recteurs francophones qui se sont succédés au fil des décennies et qui, un jour, n'y seront plus. Il n'a jamais été question de diriger des masses d'étudiants francophones de l'Est et du Nord ontariens vers la région torontoise où les forces d'assimilation sont irréversibles. Ottawa et Sudbury ont toujours été au coeur des projets de gouvernance.
On peut comprendre que Robert Major se porte à la défense d'une institution qui lui a permis de travailler en français et qui a pour vocation, entre autres, de protéger et promouvoir la francophonie en Ontario. Mais avec seulement 30% d'étudiants de langue française (dont certains inscrits dans des programmes anglais), le visage du campus est maintenant anglo-dominant. Quand j'ai assisté à un colloque sur le bilinguisme canadien en 2016 à l'édifice des sciences sociales de l'Université, j'ai dû beaucoup insister pour me faire servir un café en français à son Starbucks... M. Major lui-même l'avoue en fin de volume: «Je dois reconnaître que la situation, ces toutes dernières années, a fort changé à l'Université d'Ottawa, et qu'on a de plus en plus de difficultés à reconnaître l'université francophone dont je viens de vous parler...» Il ouvre même la porte à la création d'un «collège» de langue française à l'intérieur de l'Université, sur le modèle employé par l'Université de Toronto, collège qui regrouperait sous son aile l'ensemble des étudiants francophones de l'université. L'autorité qu'il exercerait m'apparaît moins claire mais tout de même, voilà une ouverture à une gouvernance franco-ontarienne.
Quoiqu'il en soit, le livre autobiographique Identités, appartenance occupera une place de choix dans ma bibliothèque franco-ontarienne. Cet effort de reconstituer le parcours d'une vie, surtout quand on manie la plume comme Robert Major, ajoute de précieux repères pour les grands débats identitaires du présent, et constitue un terreau fertile pour nos historiens de l'avenir.
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* En attendant de lire l'essai, texte sur mon blogue «Lettres du front», 4 décembre 2023 - https://lettresdufront1.blogspot.com/2023/12/en-attendant-de-lire-son-essai.html
* Jules Tessier, une lecture douloureuse, nécessaire, texte sur mon blogue «Pierre Allard, le blogue», 10 avril 2013 - https://pierreyallard.blogspot.com/2013/04/jules-tessier-une-lecture-douloureuse.html
*** Université franco-ontarienne... Médias mal informés..., texte sur mon blogue «Lettres du front», 1er décembre 2023 - https://lettresdufront1.blogspot.com/2023/12/universite-franco-ontarienne-medias-mal.html
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