jeudi 26 janvier 2023

L'agonie des journaux papier...



Voilà! On enfoncera bientôt le dernier clou dans le cercueil de nos six quotidiens régionaux (Le Droit, Le Soleil, Le Quotidien du Saguenay, Le Nouvelliste, La Tribune et La Voix de l'Est), jadis sous la férule de Gesca-Power Corp., largués au Groupe Capitales Médias en 2015, maintenant regroupés depuis 2020 au sein de la coopérative CN21.

Et cette fois, on ne pourra pas blâmer les vils capitalistes des grandes chaînes médiatiques qui ont amorcé et intensifié l'oeuvre de démolition de nos journaux papier au cours du dernier demi-siècle. Les membres actuels des coops d'information, y compris les journalistes, assènent aveuglément les ultimes coups de marteau, presque avec enthousiasme, s'étant convaincus que le passage de l'imprimé au numérique assurera la pérennité de nos quotidiens.

Quand les frères Desmarais (Power-Gesca) avaient annoncé en 2014 l'abandon des éditions papier de La Presse et l'éventuelle liquidation des journaux régionaux, qui seraient devenus des onglets de La Presse+, les protestations du milieu journalistique ont visé surtout le triste sort réservé aux quotidiens des régions, et non leur transition au numérique. Les défenseurs de l'imprimé étaient déjà, me semble-t-il, de plus en plus vus comme des dinosaures...

Voulant sans doute se débarrasser d'une patate en voie de devenir chaude, Gesca a cédé les six journaux à Martin Cauchon et au Groupe Capitales Médias. M. Cauchon a annoncé sur un ton triomphateur que mon ex-quotidien, Le Droit, était là pour rester et que son avenir passait par un modèle hybride, combinant le papier et la tablette. Cinq ans plus tard, devant un échec généralisé, les employés des quotidiens ont formé des coopératives et et fait renaître les espoirs.

Ce que les dirigeants de la coopérative CN21 n'ont pas dit, cependant, c'est que leur plan d'affaires prévoyait déjà l'abandon des éditions papier en semaine (du lundi au vendredi). L'avoir annoncé, il y aurait peut-être eu un débat salutaire entre les trop rares partisans de l'imprimé et le troupeau qui fonce à vive allure vers le précipice numérique. Mais non. Il a fallu la pandémie pour que paraisse, dans l'édition papier du 24 mars 2020, l'annonce suivante:

«Compte tenu de la fermeture de presque toutes les entreprises au Québec et en Ontario, nous vous avisons que nous maintiendrons la publication de nos éditions imprimées le samedi seulement, jusqu'à nouvel ordre.» L'impression laissée, c'est qu'il s'agissait d'une mesure temporaire, imposée par la pandémie et devant prendre fin dès que possible. Mais était-ce bien le cas?

Quelque semaines plus tôt, début mars 2020, alors la CN21 venait de conclure ses ententes de financement, le directeur général du Droit, Éric Brousseau écrivait dans le journal: «Nous allons bientôt mettre en oeuvre le virage numérique» et ajoutait, sur un ton quelque peu méprisant: «Pour les nostalgiques qui préfèrent la version papier, n'hésitez pas à vous réabonner.» Un peu comme si les partisans de l'imprimé n'étaient qu'une bande de vieux incapables de s'adapter à l'univers des écrans comme les jeunes générations... Ouais...

Moins de trois mois plus tard, à la mi-juin, toujours en pandémie, la Coopérative nationale de l'information indépendante (CN21) a informé ses lecteurs que l'abandon du papier en semaine (du lundi au vendredi) était permanent. Et c'est là que le président du conseil d'administration de la CN21, Louis Tremblay, nous a permis de découvrir le pot aux roses: «L'abandon du papier en semaine, c'était ce qui était prévu dans le plan d'affaires initial, avait-il déclaré au Devoir. Le papier (devait prendre) fin quelque part 18 ou 24 mois après la mise en place de la nouvelle entreprise.»

Depuis près de trois ans maintenant, l'édition du samedi - devenue magazine plus que journal - continue d'être disponible en version papier mais pour combien de temps? Devait-on croire à la sincérité de la direction du journal quand elle affirmait, la main sur le coeur, que l'édition imprimée du samedi était devenue «un rendez-vous incontournable» pour les abonnés? Tenant compte des cachotteries précédentes, il ne faudrait pas se surprendre qu'un bon jour, la seule édition papier des journaux de CN21 s'envole elle aussi dans les vapeurs de l'Internet...

La semaine dernière, la coopérative CN21 a annoncé la nomination d'une nouvelle directrice générale, Geneviève Rossier, qui, de toute évidence, ne tient pas l'imprimé en haute estime. «J'aime la gestion de tout ce qui est transition vers le numérique», lance-t-elle. «J'ai hâte de poursuivre (avec CN21) le chemin déjà bien amorcé de la transition numérique de CN21.» Transition inachevée... Cheminement en cours... Rien de très rassurant pour ce qui reste des anciens journaux papier... qui perdent graduellement leur identité, leur essence, leur pertinence et leur lectorat traditionnel dans la jungle numérique.

Je n'ai pas l'intention d'aborder ici le débat (escamoté) sur la valeur de l'imprimé et les risques du numérique. Je l'ai déjà fait à diverses occasions (bien d'autres l'ont fait aussi) depuis une dizaine d'années et, me paraît-il, cette question n'intéresse plus beaucoup la collectivité journalistique québécoise, qui a beaucoup de difficulté à s'élever au-dessus des considérations économiques et professionnelles immédiates. Mais j'ai toujours la conviction de la supériorité civilisationnelle de l'imprimé sur le numérique, et je crains des conséquences catastrophiques pour l'humanité si son abandon se concrétise. 

Dans quelques générations, si l'univers claviers-écrans-tablettes-téléphones, de plus en plus intelligent, finit par régner sur des légions de robots-journalistes et des milliards de robots-lecteurs, j'espère que certains d'entre nous auront conservé précieusement des livres et des journaux papier, avec leur mode d'emploi. 

-----------------------------------------

Voir mon texte de blogue La disparition de l'imprimé?, en avril 2014, alors que j'étais toujours éditorialiste au Droit - http://pierreyallard.blogspot.com/2014/04/la-disparition-de-limprime.html

Voir aussi Le silence assourdissant des salles de rédaction en mai 2014 (le texte qui m"a valu un congédiement) - http://pierreyallard.blogspot.com/2014/05/le-silence-assourdissant-des-salles-de.html

Voir aussi Le jour noir de La Presse en décembre 2015 - http://pierreyallard.blogspot.com/2015/12/le-jour-noir-de-la-presse.html

Voir aussi La Presse papier est morte! en décembre 2017 - https://lettresdufront1.blogspot.com/2017/12/la-presse-imprimee-est-morte.html

Voir aussi un «nostalgique» en colère, en mars 2020 - https://lettresdufront1.blogspot.com/2020/03/un-nostalgique-en-colere.html

Voir aussi Le dilemme de la presse écrite en mars 2020 - https://lettresdufront1.blogspot.com/2020/03/le-dilemme-de-la-presse-ecrite.html


Aucun commentaire:

Publier un commentaire