J'étais stupéfait après lecture, ce 11 mai 2025, d'un article intitulé La francophonie minoritaire se diversifie, s'affranchissant du Québec sur le site Web Le Droit (voir lien en bas de page).
On y traite notamment des tensions qui se sont manifestées entre francophones des provinces à majorité anglaise et ceux du Québec depuis la montée du mouvement indépendantiste dans les années 1960.
En réalité, il s'agit d'une entrevue d'une journaliste de l'agence Presse canadienne, Samira Ait Kaci Ali, avec un doctorant de l'Université de Montréal, Justin Labelle.
Si l'une et l'autre possèdent une connaissance quelque soit peu approfondie de l'histoire et de l'évolution démolinguistique de la francophonie pancanadienne, ils n'en font pas état ici.
Ce que M. Labelle a choisi de faire pour mieux saisir la réalité des Canadiens français et Acadiens en situation minoritaire, c'est de visiter sept villes de l'Ontario et de l'Ouest canadien pour écouter les voix des «francophones ordinaires».
Projet fort louable. Trop peu de Québécois (M. Labelle est de Rouyn-Noranda) s'intéressent au vécu des francophones ailleurs au pays. Les 54 entrevues qu'il a réalisées en cinq mois (avril-août 2024) à Ottawa, Sudbury, Hearst, Winnipeg, Saskatoon, Regina et Edmonton portent sans doute en elles une mine d'information.
Les synthétiser permet à M. Labelle de tisser un bel exposé de ses aventures chez les francos du Canada anglais, et à un journaliste de les offrir en résumé aux lecteurs et auditeurs québécois, mais cela n'autorise pas de conclure à un savoir scientifique ou historique.
La toile de fond, essentielle pour une compréhension de la situation des parlant français hors Québec, repose dans les données des multiples recensements et études réalisées par Statistique Canada au fi des décennies. On y trace avec une précision chirurgicale le déclin et l'agonie de la langue française un peu partout, sauf l'Acadie du Nouveau-Brunswick et certains coins de l'Est et du Nord ontariens.
Chercheurs et journalistes y verront des taux d'anglicisation dépassant souvent les 50% au sein des minorités francophones, et ce, dans les zones urbaines en particulier. Ils apprendront que la majorité de ces francophones écoutent la télé et la radio surtout en anglais, naviguent en anglais sur Internet, échangent en anglais avec commerces et institutions publiques, parlent très souvent l'anglais à la maison...
Ignorer ou faire abstraction de ces réalités pour suggérer une francophonie vibrante et diversifiée de l'Ontario à l'Alberta, «s'affranchissant» même de la tutelle québécoise, se dépouillant presque de son statut de «minoritaire» en se dotant d'organisations «par et pour» les francophones, cela tient du «pays des merveilles»...
Erreurs et faussetés
Évidemment, dans un texte médiatique, il est difficile de savoir si erreurs ou faussetés proviennent de l'intervieweur ou de l'interviewé. Au début de l'article, on fait état d'un sentiment d'indignation envers les Québec au sein des minorités francophones, «qui s'est installé vers la moitié du XXe siècle». Plus loin, on parle de «fracture causée à partir des années 1950».
Une erreur de date plutôt fondamentale, puisque la montée de l'indépendantiste moderne est apparue dans les années 1960 et que le moment de «fracture», s'il existe vraiment, s'est produit à l'occasion des États généraux du Canada français en 1967. Ça commence mal.
La journaliste rapporte ensuite les paroles de Martin Théberge, président de la Société nationale de l'Acadie (une région où M. Labelle n'est pas allé): «Durant cette période (le milieu du 20e siècle), le Québec a "bâti un mur" autour de la province pour protéger la langue française fer affirmer son indépendance, causant une fracture avec les autres francophones du pays».
Un historien s'arracherait les cheveux. Dans les années 50, et même jusqu'à 1976 (élection du PQ), libéraux et unionistes, solidement fédéralistes et opposés à la souveraineté (sauf peut-être les pirouettes de Daniel Johnson), gouvernaient le Québec et ne bâtissaient aucun mur... Les indépendantistes étaient bien visibles, très visibles même, mais ils n'étaient pas au pouvoir.
L'auteur de l'article de la Presse canadienne poursuit en affirmant que les francophones des sept villes visitées par M. Labelle représentent plus de 900 000 Canadiens. Une autre erreur. Ces sept «villes» (Hearst c'est un gros village) comptent tout au plus - et je suis généreux - 250 000 personnes de langue maternelle française. En utilisant le critère de la langue d'usage à la maison, beaucoup plus précis, le nombre de francophones oscille davantage autour de 150 000. Des nombres qui diminuent de recensement en recensement...
L'article de la PC revient à quelques reprises sur «les tensions historiques» entre les collectivités franco-canadiennes minoritaires et le Québec. Il y a effectivement eu et il existe toujours des tensions, mais elle proviennent uniquement de l'extérieur du Québec (la plupart des Québécois ignorant à peu près tout des francophones ailleurs au Canada) et visent essentiellement le projet de souveraineté, vu comme un rejet de la francophonie pancanadienne.
Une autre erreur, de fond aussi, tient à croire - et à écrire - que les commentaires des élites franco-canadiennes sont représentatifs de l'ensemble des collectivités. Ce n'est pas en parlant à une poignée de dirigeants d'associations, de professeurs, d'artistes et autres personnes en vue (ou pas) que l'on peut se croire au diapason de l'ensemble de «la francophonie hors Québec». L'immense majorité des Franco-Ontariens n'a jamais (ou très rarement) entendu parler de l'AFO (Assemblée de la francophonie de l'Ontario).
Les appellations identitaires découlent bien davantage de l'évolution sociodémographique des collectivités que d'orientations voulues par les minorités elles-mêmes. Peu de sondages ont demandé aux Franco-Canadiens des provinces anglaises de définir eux-mêmes leur identité culturelle ou nationale. Dans les années 1990, un sondage Léger auprès des francophones d'Ottawa avait découvert que les plus vieux (65 ans et plus) se disaient surtout Canadiens français, pendant que les générations suivantes préféraient Franco-Ontarien, et enfin, que les plus jeunes adultes se voyaient davantage comme des «bilingues»...
Sans doute l'apport de l'immigration francophone a-t-elle changé la donne, tant pour les effectifs que les appellations. Selon M. Labelle, l'immigration est devenue «essentielle à la survie» des collectivités de langue française en situation minoritaire. Façon de dire que laissés à eux-mêmes, les Canadiens français et Acadiens de souche sont condamnés, plus tôt que tard, à la disparition. Il aurait été intéressant d'inclure dans la discussion les recherches qui démontrent que ces immigrants francophones s'anglicisent au même rythme que les Canadiens français après une génération ou deux...
Le doctorant de l'Université de Montréal, selon le texte de la PC, indique par ailleurs que les nouveaux arrivants sont peu enclins à «s'approprier l'héritage franco-canadien», et donc à «reproduire les conflits du passé». Reproduire les conflits du passé? Mais les conflits linguistiques sont tout à fait actuels et ne sont liés au passé que dans la mesure où l'histoire du pays permet de comprendre leur origine et leur évolution au fil du ans. Question facile; pourquoi y a-t-il un Commissaire aux langues officielles au gouvernement fédéral???
Récemment, Le Droit a publié un autre texte (voir lien #2 ci-dessous) évoquant «une francophonie vibrante» dans la ville de Cornwall, Ontario. Je ne doute pas de l'intensité des efforts déployés par les francophones engagés pour protéger et promouvoir la langue française, mais selon les recensements fédéraux, la proportion de francophones à Cornwall est en chute libre, tant sur le plan des pourcentages que des chiffres absolus. Le taux d'assimilation oscille entre 50 et 60%... Sur les près de 10 000 francophones de langue maternelle (pop. totale de Cornwall - 47 000), seulement un peu plus de 4000 parlent surtout le français à la maison... Que restera-t-il d'ici quelques générations?
Et dire que ces textes feront partie des archives médiatiques que des chercheurs du siècle prochain iront consulter...
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