mardi 25 avril 2023

Crier dans le désert...

La page une du dernier Droit imprimé, celui du 24 mars 2020

Je conserve précieusement l'édition du Droit du 24 mars 2020. C'est maintenant un objet de collectionneur, la toute dernière édition imprimée sur papier journal du quotidien qui desservait depuis 107 ans l'Ontario français et l'Outaouais québécois. On a cru que l'interruption de l'imprimé serait temporaire, pandémie oblige, mais on a compris par la suite que la COVID n'avait fait qu'accélérer la réalisation d'une intention arrêtée depuis on ne sait trop quand.

Le journal auquel j'ai consacré le coeur de ma vie professionnelle a continué de paraître quotidiennement en version numérique jusqu'au 18 avril 2023 pour devenir, à compter du lendemain, ce qu'on appelle désormais «un média d'information», une page Web sur laquelle on diffuse en continu textes et photos d'actualité. J'aurais bien voulu inclure une capture d'écran de la toute dernière édition du quotidien après 110 ans d'existence, mais je ne la trouve plus sur Internet. La page Web du Droit n'a pas de fonction archives et ne permet pas d'effectuer des recherches sur le site.

Je ne croyais pas voir un jour la pierre tombale du journal qui fut l'âme de l'information régionale pendant si longtemps. Mais le monument est bien là, gravé: Quotidien Le Droit, 27 mars 1913 - 18 avril 2023. On peut toujours lire les six pages de la première parution de 1913, à l'époque du Règlement 17 en Ontario, mais l'édition numérique du 18 avril 2023, mise en ligne il y a une semaine à peine, n'aura pas été conservée - du moins pas pour les yeux du public. N'est-ce pas là une parfaite illustration de la fragilité du numérique et de la permanence du papier qu'on a abandonné, presque avec enthousiasme, en 2020?

Je reste estomaqué devant l'indifférence de la collectivité journalistique d'ici face à la disparition bien entamée des quotidiens (et hebdos) imprimés. Les journalistes sont un rouage essentiel de la démocratie. Ils informent au quotidien les citoyens qui élisent et défont les gouvernements. Ils ont intérêt que l'information véhiculée soit bien comprise par le lectorat, et savent que chaque texte constitue une pièce du gigantesque casse-tête de l'histoire locale, nationale et mondiale. J'ai déjà assisté à des débats épiques sur l'importance accordée à une seule nouvelle d'une seule édition du journal. Alors aidez-moi à comprendre pourquoi on ne dresse pas des barricades sur les places publiques au moment où un quotidien congédie ses pressiers, puis, trois ans après, cesse complètement de publier!

D'aucuns diront que je martèle un clou qui ne s'enfonce pas... Ils ont peut-être raison, mais cela ne signifie pas que j'aie tort d'essayer. J'ai vécu assez longtemps pour avoir pu comparer l'expérience de lecture sur papier et sur écran, et l'imprimé a clairement le dessus. L'Internet multiplie les possibilités d'information et joue là un rôle de plus en plus essentiel, mais garder les yeux rivés sur un écran de tablette ou de téléphone pour s'informer n'arrive pas à la cheville de l'expérience sensorielle (et de la permanence) offerte par un journal papier.

Je tiens l'édition du 24 mars 2020 dans mes mains. Je la touche. Elle est bien réelle, physique, et sera tout aussi réelle demain, le mois prochain, dans dix ans. On ne peut en dire autant de l'information à l'écran, que l'on peut modifier à loisir ou carrément faire disparaître du jour au lendemain. Avec cette édition papier, j'ai 32 pages dans les mains que je peux feuilleter à loisir sans avoir à pitonner, sans avoir besoin d'électricité ou de batteries. Je vois une ou deux pages complètes et plusieurs articles (bien ordonnés) du même coup d'oeil. Vous me pardonnerez d'aller jusque là, mais le simple froissement des pages de papier journal que l'on tourne est un véritable baume pour l'oreille, comparé aux clics monotones de nos claviers. Et ceux qui, comme moi, ont travaillé. dans une salle des nouvelles et ont tenu des copies sorties des presses, encore chaudes, vous diront que l'odeur du papier et de l'encre fait partie de l'expérience de lire un journal.

La civilisation de l'imprimé compte plus de cinq siècles. Elle a fait ses preuves. Elle rejoint toutes les générations et ne requiert aucune compétence en informatique. En larguant le papier tels des apprentis sorciers munis de souris magiques, on largue des milliers de fidèles lecteurs qui n'ont pas accès aux écrans, ne savent pas les manier ou préfèrent tout simplement livres et journaux imprimés. Et ceux et celles qui s'habituent à lire sur de petits écrans sacrifient une grande partie du plaisir sensoriel de lecture, et, j'oserais croire, seront à la longue moins bien informés en butinant de façon interminable, d'une page à l'autre à l'autre à l'autre, sur leur tablette ou leur téléphone.

Je suis allé visiter la page Web du «média d'information» Le Droit ce matin (c'est sans doute la même chose pour les autres ex-quotidiens de Gesca / Capitales Médias / Coops de l'information) et je vois devant moi des liens à une multitude de textes, la plupart récents (de la veille), d'autres moins, tous sur la même grande page. Des textes du 17 avril côtoient des articles du 24 et 25 avril. Si je voulais savoir ce qui a été écrit hier pour les lecteurs et lectrices d'aujourd'hui, je ne saurais pas par où commencer. Je risque de prendre autant de temps à chercher dans ce fouillis qu'à lire. Pour obtenir un semblant de quotidien, j'écoute des bulletins régionaux et nationaux à la télé de Radio-Canada mais c'est beaucoup moins complet qu'un journal.

Je resterai abonné à la page du Droit, mais je m'ennuie de mon quotidien comme sans doute des dizaines de milliers d'autres résidants de l'Outaouais et de l'Est ontarien. Un trou béant est apparu dans l'information régionale et je refuse de le remplir avec les éditions papier des quotidiens anglais (et francophobes) d'Ottawa, le Citizen et le Sun. Je suis abonné à l'édition papier du Devoir qui, en matière de couverture de l'actualité, rétrécit d'année en année. Ne reste que le Journal de Montréal, un quotidien de nouvelles et de chroniques qui ne s'intéresse guère, comme tous les médias montréalais, à la région de Gatineau. Si j'étais jeune, et riche comme Bill Gates, je relancerais un journal quotidien papier dans cette région où vivent plus de 300 000 francophones. Le marché est là, le besoin est là. Mais la volonté n'y est plus...


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