mercredi 12 avril 2023

Lire hier pour comprendre aujourd'hui...

Capture d'écran du quotidien Le Droit, avril 1973...

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La principale faiblesse des textes d'information médiatiques tient, quant à moi, à l'absence (sauf exception) de contexte historique. Ce problème n'a rien de récent, mais le virage numérique de nos journaux l'a accentué. Jadis, avec l'imprimé, les centres de documentation des quotidiens conservaient dix, vingt, trente années et plus de coupures de presse pour les principaux dossiers d'actualité mondiale, nationale et locale. Au quotidien Le Droit (celui que je connais le mieux), et sans doute ailleurs, ces chemises remplies d'articles de journaux et de photos, outils précieux pour les journalistes, ont été détruites et avec elles, une partie de la mémoire collective.

Ces rédactions de milliers de reporters reposent dans l'oubli le plus total à moins de fouiller presque à l'aveuglette, comme des moines, dans les archives numériques, vieille édition par vieille édition, page par page. Plus souvent qu'on pense, ce qui s'est passé il y a un siècle, et encore davantage il y a un demi-siècle, éclaire les manchettes de 2023. Pour en faire la démonstration, je suis retourné voir les éditions des 10 et 11 avril 1973 du Droit et j'ai vite déniché une dizaine de textes qui auraient pu servir à étoffer la rédaction de nouvelles d'aujourd'hui sur les situations pénibles vécues par les francophones au sein de la fonction publique fédérale et dans le milieu scolaire franco-ontarien.

La Loi sur les langues officielles

Au moment où le Parlement fédéral s'apprête à adopter une nouvelle mouture de la Loi sur les langues officielles (LLO) de 1969 dans l'espoir de freiner le déclin du français partout au pays, y compris au sein de la fonction publique fédérale, il serait sans doute opportun de rappeler les récriminations et engagements du premier Commissaire aux langues officielles, Keith Spicer, captés en avril 1973 par des reporters du Droit.

Quatre ans après l'adoption de la LLO, M. Spicer estimait que cette loi devait produire des résultats concrets «d'ici deux ou trois ans» afin que les politiques du gouvernement Trudeau, et plus particulièrement la Loi sur les langues officielles, conservent leur crédibilité. Il estimait que les Canadiens français «cesseraient de croire aux efforts que déploie le gouvernement fédéral pour implanter le bilinguisme dans la fonction publique s'ils ne voyaient pas de résultats tangibles et concrets d'ici deux ou trois ans». Et doit-on se surprendre que le Commissaire mentionne notamment les «injustices linguistiques» subies par les francophones à Air Canada? Cinquante années plus tard, les plaintes continuent de s'empiler...

Keith Spicer soulevait une question qui reste au coeur des obstacles qui se dressent toujours devant l'utilisation élargie de la langue française au sein de l'administration fédérale: la compréhension des enjeux et la volonté d'ébranler l'hégémonie de l'anglais. «Il est attristant de constater combien la Loi sur les langues officielles, en vigueur depuis trois ans et demi, est ignorée par ceux-là mêmes qui ont pour mission de l'appliquer», affirme le Commissaire. Les choses ont-elles fondamentalement changé depuis l'époque de Pierre Elliott Trudeau?

Les luttes scolaires en Ontario

Les données du dernier recensement, celui de 2021, ont mis en lumière le déclin catastrophique des francophones à l'extérieur du Québec et du Nouveau-Brunswick, un déclin qui - en Ontario et ailleurs - ne se manifeste plus uniquement en pourcentages, mais en chiffres absolus. Il serait opportun, pour bien saisir l'évolution, de retourner vers un passé pas si lointain (avril 1973) pour comparer la situation des Anglo-Québécois roulant en Cadillac scolaires, et celle des Franco-Ontariens toujours à pied dans d'éternels nids-de-poule racistes. Dans Le Droit du 11 avril 1973, on retrouve trois articles sur les luttes étudiantes à Cornwall, dans l'Est ontarien, et à Elliot Lake, davantage au nord de la province. Les ultimes soubresauts des jeunes générations que les séquelles du Règlement 17 n'avaient pas fini d'assimiler...

Élèves franco-ontariens en grève à Cornwall

À Cornwall, les 750 élèves franco-ontariens de l'école secondaire bilingue St-Laurent venaient de reprendre leurs cours après une grève de trois semaines pour appuyer leur exigence d'une école secondaire française dès la rentrée scolaire de 1973. Le climat était tendu dans cette école, réservée aux anglophones le matin et aux francophones l'après-midi. «Maintenant les francophones ne peuvent pas entrer à l'école avant 1 h 05 de l'après-midi», précisait Jacques-Paul Gagnon, un membre du comité étudiant franco-ontarien. Quand celui-ci a essayé d'entrer un peu plus tôt que 13 h 05 dans l'école, «un groupe d'étudiants anglophones l'a fait sortir», ajoute le texte du Droit

Le Conseil scolaire de Stormont, Dundas et Glengarry (responsable de cette école) s'était réuni la veille et avait dû de nouveau faire face à la grogne étudiante franco-ontarienne. Étalant leur ignorance crasse des organisations francophones de l'Ontario, les commissaires anglophones ont voté en bloc (contre les commissaires francophones) pour demander une enquête sur la section locale de l'Association canadienne-française de l'Ontario (ACFO), qui avait offert une aide financières aux élèves en grève. Un des commissaires francophones avait demandé à l'auteur de la demande d'enquête s'il savait ce qu'était l'ACFO. «Non, je ne le sais pas», a répondu ce dernier.

Alors, quand on constate qu'à l'époque du conflit de 1973, près de 40% de la population de Cornwall était francophone et qu'on apprend qu'en 2021, cette proportion est tombée à 21% (18 165 personnes de langue maternelle française en 1971, contre 9953 en 2021), il serait fort utile de savoir qu'il y avait jadis une collectivité franco-ontarienne vibrante à Cornwall et que l'usure à la suite de luttes comme celles de 1973 contribue, du moins en partie, à expliquer un taux d'assimilation qui dépasse les 50% un demi-siècle plus tard.

Politique d'assimilation à Elliot Lake

Alors que la situation demeurait volatile à Cornwall, un autre conflit scolaire de même nature se poursuivait à Elliot Lake, une petite ville située entre Sudbury et Sault Ste-Marie, au nord du lac Huron. Le Droit annonce qu'une cinquantaine d'élèves du secondaire de l'endroit iraient manifester à Queen's Park (Toronto) pour que les 200 étudiants franco-ontariens de leur école soient regroupés dans une aile homogène française de leur établissement soi-disant bilingue. Quelque 300 parents francophones avaient assisté la veille à une réunion houleuse pour se plaindre de la détérioration de la situation de leurs enfants, alors que la direction de l'école avait annoncé l'abandon de cinq cours donnés en français.

L'annulation de ces cours obligeait les élèves francophones à s'intégrer au secteur anglais pour obtenir leur diplôme d'études secondaires, ou à s'exiler hors de la région pour trouver une école française. Selon les élèves, précise Le Droit, «cette annulation de cours s'inscrit dans le cadre d'une politique d'assimilation de la part de la direction d'école. Selon ces derniers, la direction emploie tous les moyens possibles pour obliger les étudiants de langue française à s'inscrire au programme anglais après la 10e année». Ces événements survenus en 1973 font partie d'une histoire à ne pas oublier, une histoire qui aide à comprendre pourquoi, en 2021, le taux d'assimilation des francophones d'Elliot Lake dépasse les 60%...

Le français devant les tribunaux

Pouvez-vous imaginer, dans le West Island montréalais, en 1973 (enfin peu importe la date), que des anglophones se soient vu refuser le droit de plaider et d'être jugés en anglais devant les tribunaux québécois? On aurait crié au scandale, au racisme, on aurait appelé l'ONU à la rescousse. Mais pour les Franco-Ontariens, il était impossible d'utiliser le français devant les tribunaux de l'Ontario, même dans les régions où ils étaient majoritaires ou à forte présence (comme à Ottawa). Et personne ne s'en offusquait au Canada anglais...

Dans son édition du 11 avril 1973, Le Droit rapporte que le député libéral provincial d'Ottawa-Est, Albert Roy (un ancien Fransaskois devenu Ontarien), venait de déposer à l'Assemblée législative de l'Ontario un projet de loi privé pour permettre l'usage du français dans les cours de justice, et ce, dans les régions où les francophones forment au moins 10% de la population. Ses efforts ont éventuellement porté fruit, quelques années plus tard. En 2016, le chroniqueur Denis Gratton écrivait: «Si l'usage du français est aujourd'hui permis dans les cours de justice de l'Ontario, c'est grâce à lui (Albert Roy)».

Début de désintégration de l'ACFO

Le début des années 1970 a vu la lente, puis rapide désintégration des anciennes organisations franco-ontariennes, et notamment l'organisme parapluie de la collectivité, l'Association canadienne-française de l'Ontario (ACFO), fondée en 1910. Des divergences régionales, depuis toujours présentes, se manifestent avec plus d'acuité. Le Droit du 11 avril 1973 annonce que la région du Timiskaming songe à se retirer de l'ACFO pour former une organisation plus attentive aux besoins des francophones du Nord de l'Ontario. On n'a jamais créé une telle organisation et les taux d'assimilation à New Liskeard, au coeur de cette région du Timiskaming, dépassent aujourd'hui le seuil de 40%.

Au Québec pour apprendre le français

Enfin, on apprend le 11 avril 1973 que des élèves d'école secondaire unilingues anglais du Conseil scolaire d'Ottawa passeront la moitié de juillet à Québec pour tenter d'acquérir les rudiments de la langue française. On précise que le programme se déroulera exclusivement en français, même durant les heures de repas et les pause-café...

Enfin, j'ai noté avec beaucoup de tristesse que l'exercice de fouiller dans les journaux d'il y a un demi-siècle, fort instructif par ailleurs, sera impossible en 2073. Il n'y a plus de journaux papier dans la plupart des régions du Québec et rien ne garantit que les éditions numériques de 2023, façonnées avec des salles de rédaction réduites et logées dans les nuages de l'Internet, seront toujours accessibles sans avoir été tripotées...


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