dimanche 23 octobre 2022

Une micro-agression, vous dites?

capture d'écran de Radio-Canada

Il y a un peu plus d'une trentaine d'années, c'était en février 1990 je crois, j'avais discuté avec un journaliste anglophone de Sault Ste-Marie (Ontario) dans le sillage de la crise pan-canadienne suscitée par la déclaration d'unilinguisme anglais de cette ville. Les anglophones du coin, et sans doute ceux d'ailleurs au pays, me disait-il, ne comprennent pas pourquoi les francophones demandent des services bilingues.

La population unilingue anglaise, expliqua-t-il, a souvent l'impression que les Canadiens français ont tous, ou presque tous, une connaissance suffisante de l'anglais et qu'ils exigent du français sur leurs boîtes de Corn Flakes dans le seul but d'irriter la majorité anglophone. Quand ce reporter a visité des villes et villages de l'Outaouais où partout, il rencontrait des unilingues français, il a compris bien des choses...

Mais la question posée restait pertinente. À Sault Ste-Marie, ville comptant 80 000 habitants, à peine 80 des 3500 citoyens de langue maternelle française ne connaissaient pas l'anglais selon le recensement de 1991. Et environ les deux tiers des 3500 habitants francophones parlaient surtout l'anglais à la maison (c'est encore pire aujourd'hui). Sans excuser l'apparente ignorance de l'histoire du pays et de la persécution dont avaient été victimes les Franco-Ontariens, on peut comprendre qu'un anglophone de l'Ontario se gratte la tête quand un francophone qui parle très bien l'anglais lui demande de communiquer, si ce n'est qu'un instant, en français.

La semaine dernière, à la commission fédérale d'enquête sur le recours à la Loi sur les mesures d'urgence pour mettre fin à l'occupation du centre-ville d'Ottawa par les camionneurs, un incident est survenu qui m'a rappelé un peu cette conversation avec le scribe du Sault Star. La demande d'un conseiller municipal franco-ontarien, Mathieu Fleury, de reformuler une question en français pour qu'il en saisisse mieux les nuances lui a attiré les sarcasmes du procureur des camionneurs, Brendan Miller, et des éclats de rire dans la salle. L'avocat Miller semble y avoir vu une ruse du conseiller municipal, qui avait jusque là témoigné en anglais (tout semble se passer en anglais à cette enquête), dans le but d'esquiver la question.

Mais il y avait plus! Beaucoup plus! Par le choix des mots, par le gestuel, par l'attitude, par le ton. Il faut visionner la reprise. Ou le procureur ne comprenait pas pourquoi un franco bilingue décidait tout à coup d'invoquer une incompréhension des nuances de l'anglais, ou la tentation était trop forte d'infliger une rebuffade sur la place publique à un francophone qui avait affirmé devant un unilingue anglais son droit d'être interrogé en français (c'est une enquête fédérale après tout). Je ne sais pas. Mais avoir été à la place de Mathieu Fleury, je me serais senti insulté, rabaissé, humilié.

Voici en anglais la question que l'avocat Miller, représentant les camionneurs, avait posée à M. Fleury: «Is micro-aggression, is your understanding of that is that it means verbal and environmental slights?» À la demande de voir la question formulée en français, le procureur a hésité, puis lancé en français en semblant chercher des écouteurs: «Je m'appelle Brendan Miller», ce qui a déclenché des rires dans la salle. M. Fleury a renchéri en anglais: ça peut paraître drôle, mais ce ne l'est pas. Par la suite, parlant à Mathieu Fleury comme à un enfant d'école, M. Miller est revenu à la charge: «What, of the words that I have put to you and there's a few - "means", "verbal", "and", "environmental" and "slights" - is confusing?» Personnellement, ayant grandi et fait mes études à Ottawa avec les mêmes cours d'anglais que les Anglo-Ontariens, j'aurais tout de même eu des problèmes avec les mots environmental (dans ce contexte précis) et slights (après vérification slight, c'est un affront). Je pense que la plupart des anglophones dans la salle auraient eu de la difficulté avec cette question.

Quoiqu'il en soit, là n'est pas le problème. Le conseiller municipal Fleury avait fait un effort honnête de répondre à l'interrogatoire en anglais même si ce n'est pas sa langue maternelle. Il avait parfaitement le droit de demander des clarifications en français dans le cadre de procédures où le français a un statut aussi officiel que l'anglais. Et ce, sans se faire humilier. Sans subir de micro-agression. Pour ma part, il en avait trop fait. Comme bien des Franco-Ontariens (et des Québécois de mon coin, à Gatineau), l'anglais prend trop souvent le dessus même quand le français occupe légalement une place égale (ou, comme au Québec, prépondérante). M. Fleury aurait dû témoigner en français dès le départ et obliger l'avocat à utiliser des écouteurs et l'interprétation simultanée pour le comprendre. Il n'aurait pas été soumis à la dernière injure de l'avocat Miller, qui a lancé à je ne sais qui après que Mathieu Fleury eut répondu en français à sa question originale: «Could someone get him a pair of these (des écouteurs) so he can understand what I'm saying in English as well, please? Is that possible? Do you need this?» M. Fleury a refusé parce que c'est l'autre, l'unilingue anglais, qui ne comprenait rien et qui aurait eu besoin de ces écouteurs...

Aux dernières nouvelles, l'avocat Miller avait l'intention d'entreprendre des procédures en diffamation contre le conseiller Fleury et contre la conseillère municipale Catherine McKenney qui avait encouragé son collègue à intervenir en français. On ne sait trop pourquoi... L'incident a défrayé quelques manchettes dans la presse locale, qui couvre quotidiennement les audiences de la commission d'enquête. L'impression donnée par les reportages télévisés, c'est que les travaux de cette commission se déroulent à peu près complètement en anglais. Les francophones qui gravitent autour de l'enquête sont probablement tous et toutes bilingues. Comme ceux de Sault Ste-Marie. Et ça, les anglos le savent puisque ces francophones leur répondent en anglais. Alors si les francophones connaissent tous l'anglais, pourquoi aurait-on besoin du français? La question est posée à tous ces anglophiles québécois, dont l'ancien premier ministre Couillard, qui croient que tous les jeunes francophones devraient apprendre l'anglais...

En ce qui me concerne, l'incident Miller-Fleury équivaut à du franco-bashing et la presse nationale de langue française aurait dû en faire un plat. Autre conclusion: comme d'habitude, dans les instances fédérales, les francophones, qui ont le droit de s'exprimer en français, ont l'obligation de s'exprimer le plus souvent en anglais... 

Pour en juger vous-mêmes, écoutez les échanges: (https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1926210/commission-rouleau-mathieu-fleury-temoignage-francais?fbclid=IwAR0A9SSP8tfltL4mnXAR89KhoKEhlz-ByVYXa_21wOi9V2dU6cQG8dgovNI).


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