dimanche 5 novembre 2023

Une catastrophe? Ce n'est pas la première!

Une pub de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec à l'époque du militantisme (1972)

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«Une catastrophe!» «Une nouvelle terrible!»

Il n'y a pas si longtemps, au Saguenay-Lac-St-Jean (et ailleurs au Québec), la suppression des emplois de près du tiers des employés du réseau TVA y compris la station locale - l'événement qui suscite ces titres d'épouvante (voir lien 3 en bas de page) - aurait été placardée en gros caractères au sommet de la une d'un quotidien papier qu'on aurait distribué dans des milliers de foyers, étalé une journée entière dans tous les kiosques à journaux, feuilleté abondamment dans les restos, dans les bibliothèques publiques.

Les articles de l'équipe de reporters professionnels et les photos auraient été disposés soigneusement sur quelques pages spéciales, bonifiés d'une chronique d'analyse et d'un éditorial mobilisateur. Plusieurs des lecteurs les plus touchés par cette nouvelle auraient conservé des coupures de presse, ou même l'édition entière. L'Internet, malgré la surabondance d'information qu'on y trouve, n'aurait pu concurrencer un tel emballage, et encore moins le censurer.

L'effet conjugué de six quotidiens papier régionaux à Québec, Saguenay, Trois-Rivières, Sherbrooke, Granby et Gatineau, livrant dans des centaines de milliers de domiciles et kiosques des articles et photos sur le sort des employés de TVA de leur région, aurait démontré toute la force  d'une presse vigoureuse assumant pleinement son rôle et ses responsabilités de quatrième pouvoir. Une presse régionale qui, faisant bien son boulot, doit monter aux barricades pour protéger le droit du public d'être bien informé... et la démocratie.

Mais voilà, rien de tout cela ne s'est produit. Au cours de la dernière décennie, la direction de Power Corporation, dans un geste qui la déshonorera à jamais, a signé l'arrêt de mort de l'imprimé au vaisseau amiral, La Presse, et largué sans protection la demi-douzaine de quotidiens régionaux qu'elle avait exploités (dans tous les sens du mot), tels des citrons qu'on a trop pressés. Devenus des coopératives en 2019 après les griffes de Martin Cauchon, les six journaux ont cessé d'imprimer après deux semaines de pandémie en mars 2020, puis supprimé leur édition numérique quotidienne en avril 2023.

En dix ans à peine, on a liquidé dans bien des esprits un demi-millénaire de civilisation de l'imprimé à peu près sans débat, et transformé des quotidiens parfois centenaires en sites Web désordonnés. Des centaines d'emplois ont été perdus dans toutes les régions. L'information a souffert. Pour ces coups de machette à la gorge de la presse écrite, je n'ai jamais vu des titres genre «Une catastrophe!» et «Une nouvelle terrible!» à la une des journaux ou en tête des bulletins télé. On a oscillé entre murmures d'inquiétude, silence de mort et sourires d'approbation dans les milieux journalistiques, y compris à la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ). Ceux et celles qui avaient pour tâche de défendre la profession et l'information sont devenus malgré eux complices d'une longue glissade vers l'ignorance collective.

En 2023, c'est au tour de la télévision privée de goûter à la médecine de la presse écrite et numérique. Sauf que l'ancienne masse critique d'artisans de l'information a fondu comme neige au soleil depuis dix ans et qu'au-delà des journaux de Québecor (appartenant à qui?) et du Devoir, il ne reste que la télé en cure d'amaigrissement et la radio déjà marginalisée pour brasser la cage de l'opinion publique. Dans ce qu'on appelle de façon souvent condescendante «les régions», on ne retrouve guère plus que les sites Web des anciens quotidiens, abandonnés à leur sort dans la jungle de l'Internet, à la merci des Facebook, Google et compagnie qui ont la capacité de détourner leurs revenus, de les censurer (FB le fait déjà) et même, de les «déploguer». Voilà où nous a menés l'indifférence médiatique au moment où les chaînes de journaux ont commencé à sabrer dans l'imprimé en 2013.

En Ontario, la petite ville de Peterborough (80 000 habitants) a son propre quotidien imprimé, le Peterborough Examiner, livré à domicile du lundi au samedi. Situation similaire pour le Medicine Hat News dans la municipalité de Medicine Hat (pop. environ 63 000) en Alberta. Ou le Cape Breton Post, à Sydney (pop. 30 000) en Nouvelle-Écosse. Pendant ce temps au Québec il n'y a plus de quotidiens imprimés (ou même numériques) à Gatineau (près de 300 000 habitants), Saguenay (pop. 150,000), Trois-Rivières (pop. 140 000) et Sherbrooke (170 000 habitants). «Une catastrophe!», aurais-je titré si j'en avais eu la chance. Mais on en est réduit à épingler des messages sur les pierres tombales de la presse écrite...

Le coup de massue à TVA - je songe entre autres au charcutage des salles de nouvelles régionales - aura effectivement des conséquences catastrophiques. Et ce qui finira par arriver à Radio-Canada dans un avenir plus ou moins rapproché risque aussi d'accélérer la désertification de l'information quotidienne, déjà bien amorcée au Québec (et ailleurs). Avec la fin du Publi-Sac, les hebdos régionaux imprimés devront lutter également pour leur survie.

Après 30 années d'Internet et dérivés, finira-t-on par comprendre que si le Web permet de multiplier presque à l'infini les sources d'information accessibles, il ne pourra jamais, au grand jamais remplacer les médias traditionnels (presse écrite, télé, radio). L'Internet peut bonifier l'information transmise par les journaux, la télé et la radio, mais seulement dans la mesure où la majorité de ces médias continuent d'exister hors du Web. Ceux qui mettront tous leurs oeufs dans le panier numérique seront à la merci d'un Internet qu'ils ne contrôlent pas. Je m'inquiéterais moins des manoeuvres de Google et Facebook, voire des fournisseurs d'Internet, si je recevais un journal à ma porte tous les matins, ou si je peux continuer à syntoniser sans détour une station de télé ou de radio, sur lesquels Google et Facebook n'ont aucun pouvoir.

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Un jour, quand le grand capital et ses technologies s'attaqueront aux ultimes poches de résistance de l'information indépendante et professionnelle, quand la démocratie sera en péril, peut-être se souviendra-t-on des célèbres paroles du pasteur allemand Martin Niemöller:

«  Quand les nazis sont venus chercher les communistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas communiste.

Quand ils ont enfermé les sociaux-démocrates, je n’ai rien dit, je n’étais pas social-démocrate.

Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas syndicaliste.

Quand ils sont venus me chercher, il ne restait plus personne pour protester. »

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Lien 1 - Rappel opportun d'un de mes textes de blogue, du 12 août 2014 - https://pierreyallard.blogspot.com/2014/08/robots-journalistes-et-chiens-ecrases.html

Lien 2 - texte du site Web Le Quotidien au sujet des mises à pied à TVA - https://www.lequotidien.com/actualites/actualites-locales/2023/11/03/tva-la-majorite-de-lequipe-regionale-mise-a-pied-UCQAH4Y4ABHWVIKWQPM5PQ4SWM/

Lien 3 - https://www.lapresse.ca/affaires/medias/2023-11-04/restructuration-chez-tva/les-regions-c-est-comme-si-on-etait-des-gens-de-seconde-classe.php?sharing=true&fbclid=IwAR36FXoIKLYhqJ4hyHsn9ISVlon6QCXsTDn3KiDNPfcGm3ZpHi-H1PzrNQM

2 commentaires:

  1. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  2. J'ai beaucoup d'estime pour une personne comme vous, dont l'expérience en presse écrite est bien plus grande qua la mienne, M. Allard. Il faut cependant s'adapter au changement. La presse écrite ne disparaîtra pas entièrement, il me semble, mais elle n'aura plus la prééminence qui était la sienne. Dans ma ville natale, minuscule centre économique d'une MRC ayant 20 000 habitants, il y avait deux hebdos se faisant compétition sur un marché publicitaire âprement disputé. C'était une lutte plutôt féroce, avec des coups bas et des trahisons. Cette compétition avait cependant l'avantage de forcer chacun des deux journaux à multiplier les efforts et à maximiser ses chances de vaincre son concurrent. Les deux ont disparu, le dernier par la faute d'une baisse drastique de la publicité nationale. Un autre journal est apparu récemment, membre d'une petite chaîne régionale, avec moins de pages que les deux anciens, alimenté par les commerces locaux. Ce journal est lu, puisque c'est le seul qui parle des réalités locales, des besoins locaux, des enjeux locaux, des sujets capitaux pour une population souvent oubliée des grands médias, quand ce n'est pas regardée de haut par les gens des villes. J'espère que cette publication va survivre. Je m'y suis abonné, parce que c'est la seule qui parle du petit coin de pays dont je proviens...

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