lundi 26 février 2024

Les «bastions» n'existent plus...

«Les bastions francophones de la ville d'Ottawa tremblent, mais ils ne cèdent pas.» Le Devoir a été très mal informé... Les anciens bastions francophones d'Ottawa sont TOUS tombés. Il n'en reste plus. Le Devoir doit publier un correctif. (mon «tweet» du 24 février)

Les anciens «bastions» francophones d'Ottawa, rayés en bleu

Le Devoir n'a pas publié de rectificatif. Mais l'affirmation reste fausse, même si on la présente comme vérité d'évangile. N'étant pas attribuée, cette conclusion erronée est endossée par l'auteure du texte et, par extension, le journal qui la publie (voir lien en bas de page). Si, encore, il ne s'agissait que de nuances de gris, je dirais «Bon, on en a déjà vu d'autres...». Mais ici on dit blanc quand c'est noir !

D'abord où sont... Non. Où étaient ces «bastions francophones» ottaviens? Il est essentiel de les nommer pour savoir de quoi on parle. Il y avait d'abord la Basse-Ville, habitée par des Canadiens français depuis la première moitié du 19e siècle. C'est là que se sont déroulés quelques-uns des événements les plus mémorables de la lutte contre le Règlement 17 durant la première Guerre mondiale. On y trouve l'école Guigues, l'église Ste-Anne, l'Institut canadien-français, l'Académie de la Salle, l'hôpital des soeurs grises. C'est là, en plein Marché By, que le journal Le Droit a entrepris son périple de 110 ans.

Ceinturées par le canal Rideau, la rivière des Outaouais, la rivière Rideau et la Côte-de-Sable (où est située l'Université d'Ottawa), les rues de la Basse-Ville étaient massivement francophones. Si la Franco-Ontarie ottavienne avait un coeur, c'est là qu'il battait. Tout près, sur l'autre rive de la rivière Rideau, s'étendait un deuxième «bastion», l'ex-ville de Vanier, aux deux tiers francophone. L'Ordre de Jacques Cartier (La Patente) y a été fondé, au sous-sol de l'église St-Charles, en 1926. Le quartier adjacent, Overbrook, abritait aussi une forte proportion de Franco-Ontariens.

Le dernier «bastion» était situé dans l'ouest de la ville d'Ottawa. Entre la rue Wellington et la rivière des Outaouais, à l'ouest des chutes Chaudière, une véritable communauté de langue française de plus de 5000 personnes y a rayonné, très majoritaire, jusqu'aux années 1960. La «Patente» avait tenu ses deux premières réunions à l'église St-Charles de Vanier, mais la troisième rencontre de fondation, en novembre 1926, a eu lieu à l'église St-François d'Assise, véritable monument dont les clochers rappellent ce qui fut et n'est plus dans ce quartier où je suis né.

Ces trois «bastions» n'existent plus. Dans mon ancien quartier (St-François d'Assise), la proportion de francophones, jadis à 80%, oscille entre 10 et 15% en 2021. Ce bastion n'a pas seulement tremblé. Il s'est écroulé. Jusqu'aux années 1970, la Basse-Ville était toujours à plus de 70% francophone. Aujourd'hui, la proportion varie de 20 à 40%, et on parle ici de langue maternelle. En utilisant le critère plus fiable de la langue d'usage on perdrait peut-être un autre tiers des effectifs. Il n'y a plus de «bastion»: l'école Guigues est fermée, l'église Ste-Anne vendue, Le Droit a rendu l'âme, et le quartier a été charcuté par les bulldozeurs de la ville d'Ottawa. Et à côté, l'Université d'Ottawa ne compte plus que 30% d'étudiants francophones... Plus à l'est, dans Vanier-Overbrook, les francophones sont désormais en minorité, depuis au moins une vingtaine d'années. Sauf quelques îlots, l'anglais domine à travers l'est de la ville. Et l'église St-Charles est vendue. Resteront l'hôpital Montfort et quelques plaques pour rappeler un passé francophone.

Ces données sont connues. Évidemment, les associations franco-ontariennes ne les crient pas sur tous les toits et je peux comprendre. On cherche à diffuser l'image la plus positive possible de la francophonie ottavienne, quitte à gonfler les chiffres à l'intention de médias qui n'ont pas vraiment les ressources pour les passer au crible. Le Devoir a consulté une experte, la professeure Anne Gilbert, mais celle-ci a complètement occulté l'historique des quartiers, insistant sur la présence encore appréciable de francophones dans certains coins de l'est d'Ottawa. Cela ne nous apprend rien sur la chute des «bastions». Son commentaire voulant que la Basse-Ville se soit transformée et anglicisée dans les dix dernières années ne tient pas la route. L'expulsion des francophones de ce quartier, assortie d'une gentrification à forte teneur anglaise, constitue un processus qui a débuté il y a près d'un demi-siècle.

Avec la disparition des «bastions», des milliers de francophones se sont dispersés à travers la capitale, y compris dans les quartiers jadis anglophones à plus de 90%. Minoritaires à peu près partout à Ottawa, les jeunes Franco-Ontariens de 2024 n'auront jamais connu un milieu où, partout autour d'eux, la langue de la rue était le français. Ce n'était sans doute par un français raffiné, mais on l'apprenait sans importer d'accent anglais. De la Basse-Ville, de Vanier-Overbrook, de St-François d'Assise sortaient des chefs de file qui rayonnaient à travers la province et le pays. Avec l'accélération de l'anglicisation, des milliers d'entre eux ont traversé la rivière pour vivre au Québec. Aujourd'hui, la jeune génération qui peuple les écoles françaises d'Ottawa ne connaît que l'anglais comme langue de la rue (sauf exception). Les taux d'assimilation sont mirobolants et j'ai l'impression qu'une majorité d'entre eux parlent le français avec un accent (vous savez lequel). Il n'y a plus de «bastion»...

À lire aussi: Voir liens ci-dessous. J'aborderai dans un deuxième texte de blogue l'évolution de la francophonie d'Ottawa à travers les recensements, depuis 1951.

NB - Nonobstant mes réserves sur la conclusion du texte, j'applaudis les efforts du Devoir de s'intéresser à la francophonie hors Québec, et ceux de la journaliste Lise Denis qui verra bientôt très clair dans les méandres du substrat franco-canadien.

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Lien 1 - au texte du Devoir «Que reste-t-il du français à Ottawa?» - https://www.ledevoir.com/societe/807847/reste-il-francais-ottawa

Lien 2 - «Il était une fois». Texte de blogue du 25 septembre 2023 - https://lettresdufront1.blogspot.com/2023/09/il-etait-une-fois.html

Lien 3 - «Le déclin des quartiers urbains franco-ontariens» - Texte de blogue du 18 novembre 2023 - https://lettresdufront1.blogspot.com/2020/11/le-declin-des-quartiers-urbains-franco.html


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