jeudi 25 mai 2023

La grande dame de Nutbush...

Le magasin général de Nutbush, Tennessee

---------------------------------------------------------------------------
Le 20 novembre 1973, en début d'après-midi, je venais de m'arrêter pour le lunch à Smithfield en Caroline du Nord après avoir conduit 700 km depuis mon petit déjeuner à York, en Pennsylvanie. J'étais fatigué, un peu découragé, et j'avais scribouillé dans mon carnet de voyage: «J'aurais dû prendre l'avion...» Mais je m'étais dit, n'étant jamais allé en Floride, que je devais m'y rendre seul en voiture, pour voir les saisons reculer lentement, passer d'un début d'hiver déjà enneigé à des températures estivales en trois jours... Quelle idée...

Sur l'Interstate 95 (qui se terminait en Caroline du Sud à l'époque), la radio restait mon seul désennui et je cherchais continuellement de bonnes stations de musique rock sur la bande AM (la seule de la voiture). Arrêté pour faire le plein dans la petite localité de Dunn (18 litres pour 2,56$ US), j'avais réussi à syntoniser une station assez puissante, de Fayetteville je crois, avec un DJ aux accents sudistes qui m'a remonté le moral avec ses choix musicaux alors que j'apercevais enfin un premier palmier - assez petit faut le dire - autour de Lumberton (toujours en Caroline du Nord).

Arrivé à Santee en Caroline du Sud, la 95 finissait devant un champ, et pour le reste de mon trajet j'emprunterais des routes traditionnelles. Ma destination immédiate était le Holiday Inn d'Orangeburg (10$ la nuit) et, la vitre ouverte sous les 25 degrés de la fin d'après-midi, j'ai entendu le rythme saccadé de la batterie et d'une guitare électrique, suivi de la voix inimitable de Tina Turner: «Church house, gin house, school house, outhouse, on Highway number 19...» J'écoutais pour la première fois la chanson Nutbush City Limits, une composition de Tina au sujet de son village natal, Nutbush, population 250, dans l'État du Tennessee. J'ignorais que c'était en partie autobiographique, mais je savais que je voulais la réentendre, et vite.

Entre les champs de coton, les arbres couverts de mousse espagnole, les marécages et ruisseaux sans doute infestés d'alligators et les villes et villages de Georgie, chacun avec sa spécialité, des couvertures de plage avec drapeau confédéré jusqu'aux gâteaux de fruit, je roulais le matin suivant dans une ambiance musicale que j'ai associée depuis aux États sudistes - les airs de Jim Croce (I Got a Name), des Allman Brothers (Ramblin' Man), Chicago (Feelin' Stronger Every Day), et même, bizarrement, Elton John (Yellow Brick Road) et bien d'autres. Mais dès que Nutbush City Limits se faisait entendre, je mettais le volume au max. Dès mon retour au 45e parallèle, dix jours plus tard, j'ai acheté le 45 tours et l'album d'Ike et Tina Turner, que j'ai ajoutés à ma collection Turner et que je sors toujours à l'occasion. Et à chaque fois, Nutbush ressuscite les images de la route 301 à Statesboro ou Claxton (Georgie) ou quelqu'autre bled sudiste du début des années 70.

Puis, me semble-t-il, Tina Turner est disparue de la scène jusqu'à 1984, année magique du rock anglo-américain, où la sortie de l'album Private Dancer et le méga succès du 45 tours What's Love Got To Do With It allaient la propulser au rang des déesses du rock pour l'éternité. Devenue l'une des intouchables, débarrassée de l'infâme Ike Turner, voguant de succès en triomphe, intronisée au Temple de la renommée du rock'n roll, Tina est restée au sommet de sa gloire jusqu'à son décès cette semaine. Mais pour moi, elle restera toujours l'ambassadrice de Nutbush, Tennessee, qui, quelque part en Caroline du Sud, transforma mon voyage trop peu extraordinaire en aventure musicale. Cela fait déjà 50 ans et je crois qu'encore aujourd'hui, j'aimerais prendre le volant et me rendre dans les Carolines et la Georgie pour butiner d'une station de radio à l'autre, dans l'espoir d'entendre de nouveau Nutbush City Limits de Tina Turner et d'avoir une dernière fois 27 ans...

--------------------------------------




Aucun commentaire:

Publier un commentaire