samedi 27 mai 2023

La population n'est pas gavée d'information... Elle est affamée.


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«Le sombre tableau mondial dépeint par les médias les stresse; l'afflux d'actualités redondantes les fatigue. Pour échapper au marasme ambiant, de plus en plus de Québécois décident de réduire radicalement leur exposition aux nouvelles, voire de s'en couper complètement. Une situation qui pousse les salles de rédaction à faire de l'information autrement.» Citation du texte «Cesser de s'informer pour cesser d'être stressé?» dans Le Devoir, 19 mai 2023

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Chaque salle de rédaction médiatique devrait compter dans ses rangs un philosophe, une personne ayant pour tâche de comprendre les humains et leurs comportements, d'interpréter le monde, les choses de la vie, et d'offrir des conseils à la direction. Plusieurs décisions prises par la presse écrite depuis l'avènement de l'Internet auraient sans doute été repensées, voire déposées à la poubelle, et nos médias auraient sans doute eu moins de difficulté à s'élever au-dessus de l'immédiat avant de fixer des orientations qui s'avèrent aujourd'hui catastrophiques.

Je ne suis pas philosophe mais assez vieux pour me souvenir d'un monde sans écran... avant la télévision, les jeux vidéo, l'Internet et ses multiples dérivés. Les gens vaquaient à leurs occupations: aller à l'école, au travail, l'église, s'occuper de la maison, des enfants, jouer, manger, dormir, etc.. Dans ce cycle de vie, une période était réservée à la lecture du journal quotidien, qui était livré chez nous en fin d'après-midi au début des années 1950. À l'exception du radio-journal occasionnel, c'était la demi-heure ou l'heure du jour consacrée à s'informer du monde, du pays et de la région.

J'ai ressorti un numéro du quotidien Le Droit d'Ottawa et Hull, celui du 22 mai 1953 (ça fait un beau chiffre rond, 70 ans). Ce journal grand format de 24 pages contenait pas moins de 170 textes d'actualité portant sur à peu près tout. Un résumé de nouvelles locales, nationales, mondiales, économiques, sportives, présenté de la une à la dernière page dans un certain ordre d'importance, ou par catégorie. Les principales manchettes étaient évidemment concentrées en page frontispice, qui proposait à elle seule une vingtaine de nouvelles au lectorat du journal (voir lien en bas de page). Créer un regroupement cohérent des actualités quotidiennes en quelques douzaines de pages n'était pas chose facile: il fallait évaluer la portée des nouvelles, faire des choix, réviser et ajuster la longueur des textes en fonction de l'espace réservé, faire la mise en page et bien plus. Mais cela permettait aux lecteurs de tenir dans leurs mains, ou de déposer sur la table de cuisine une journée complète d'événements, une page quotidienne de l'histoire de l'humanité.

Avec l'arrivée des écrans, la télé en premier puis les autres, nos vies ont été chamboulées. Les familles et les voisins assis sur le perron après souper étaient désormais collés au petit écran, entre la Famille Plouffe et le téléjournal de fin de soirée. Les enfants jouaient un peu moins dehors. L'arrivée subséquente des chaînes de nouvelles en continu à la télévision, et la prolifération des ordinateurs personnels et jeux vidéo dans les années 1980 ont perturbé encore davantage les modes de vie et d'information du public. Puis, à partir des années 1990, la révolution de l'Internet et de ses dérivés allait nous coller des écrans dans le front à toute heure du jour et de la nuit. Les rapaces qui possédaient les chaînes de journaux avaient commencé à couper le personnel et la qualité depuis les années 1970, et l'Internet leur a offert une occasion en or de larguer davantage les médias imprimés, jugés trop onéreux et d'un autre âge. Le savaient-ils ou pas? Ils larguaient en même temps leurs lecteurs et lectrices. Les «nostalgiques», comme un certain ex-directeur général du Droit les a appelés récemment...

En avril 2014, j'écrivais sur mon blogue en commentant la disparition annoncée des journaux papier : «Loin de moi de renier l'ère électronique-numérique et les bienfaits de l'Internet et de ses dérivés. J'en raffole. Mais j'en raffole pour ce qu'ils ajoutent à la connaissance et à la communication, et non pour ce qu'ils ont ou auront la prétention de remplacer.» Les sites Web et les réseaux sociaux ont surmultiplié les occasions de s'informer en continu, en temps réel, de donner accès aux actualités planétaires et locales, aux banques de données, aux archives, aux moyens de communication et j'en passe. C'est un enrichissement inouï pour qui veut suivre en direct un événement majeur ou faire des recherches, mais cela peut devenir un cauchemar pour ceux et celles qui finissent par développer une dépendance à leur téléphone, leur tablette ou leur ordi.

À un certain moment, l'humanité (il faut l'espérer du moins) fera une indigestion à force de consommer la bouillie-du-meilleur-et-du-pire-tout-mélangé de l'Internet à coeur de jour et voudra renouer avec une vie plus normale, plus humaine. Jouer, étudier, travailler, prendre de l'air, s'amuser en famille, marcher, courir, lire, enfin n'importe quoi pour retrouver un certain équilibre. La solution de rechange aux écrans jour et nuit, en matière d'information, c'est le bon vieux journal quotidien imprimé, qui a fait ses preuves comme outil de civilisation. Mais nos entreprises de presse, pour des raisons sans doute économiques ou par manque de vision, ont misé sur une armée de zombies qui ouvriront à toute heure du jour ou de la nuit leurs pages Web pour picosser une nouvelle ici, une chronique là, des photos ailleurs. Au Québec, la situation est dramatique avec la disparition récente de six quotidiens papier (et numériques) de langue française, s'ajoutant à l'abandon du papier par La Presse quelques années plus tôt.

Il nous reste Le Devoir, qui a clairement entrepris de larguer son lectorat en retirant du journal papier la quasi-totalité des actualités pour se concentrer sur des reportages, analyses, textes d'opinion et chroniques. Je reste abonné au Devoir mais je n'en retire plus beaucoup de plaisir. Heureusement, nous pouvons toujours lire les deux quotidiens de Québécor, pas mon idéal de présentation mais excellents dans leur genre. Et même là, l'horizon s'assombrit avec la suppression de l'édition du dimanche et l'abandon des presses dans la région de Québec. Ce n'est qu'une question de temps avant que la grande noirceur recouvre l'ensemble du Québec et que les kiosques à journaux prennent le chemin des musées. On dit que l'occasion fait le larron. L'Internet a créé l'occasion et les petits et grands barons de la presse, sans vision et sans scrupules, ont fait le reste.

Doit-on se surprendre que le public se méfie de plus en plus du hachis indigeste que déversent leurs écrans, où l'excellence côtoie les excréments dans la même marmite, où il est souvent difficile de distinguer entre les deux? La population n'est pas gavée d'information au point d'indigérer, elle est affamée. De bons journaux quotidiens imprimés sur papier, faits avec soin, à l'ancienne, trouveraient des millions de preneurs trop heureux de retrouver le plaisir de lire un compte rendu accessible et cohérent des actualités des 24 heures précédentes. Sur le plan de l'information, l'Internet restera toujours là, accessible, pour concurrencer, pour combler les vides, donner accès aux médias d'ailleurs, suivre un événement majeur en temps réel et bien plus. Mais ce que l'Internet n'a pas la capacité de faire, c'est de remplacer l'expérience multi-sensorielle de lecture de 24, 36 ou davantage de pages imprimées, livrées tous les jours à domicile ou achetées en kiosque. Les entreprises de presse ont voulu jouer aux apprentis sorciers. Elles nous ont abandonnés et nous en payons le prix.

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Lien à l'édition du quotidien Le Droit du 22 mai 1953 - https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/4060648

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