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Quand j'étais enfant, je me souviens de mes visites à la caisse populaire paroissiale, située en face de l'église St-François d'Assise, à Ottawa (ma ville natale), pour déposer 10 cents, 15 cents, ou 25 cents dans mon compte. Au guichet, la caissière écrivait à la main la somme déposée dans mon livret, le solde du compte, et ses initiales je crois. Dans ce précieux carnet - était-il vert à l'époque? - je voyais le bilan de mes petites économies et la preuve indéniable de ma présence au sein d'une coopérative d'épargne communautaire.
En traversant la rivière des Outaouais pour vivre au Québec, en 1975, j'ai commencé à fréquenter la caisse populaire du Lac-des-Fées, située dans le secteur de Hull où habitait la famille de mon épouse. On n'y inscrivait plus au stylo les dépôts et retraits mais la maisonnette qui abritait cette belle caisse pop de quartier avait un air de chez-soi, et une dimension humaine. Dans les décennies qui ont suivi, ces caisses et leurs membres, celles et ceux qui avaient bâti le mouvement Desjardins depuis plus d'un demi-siècle, se sont trouvés bien malgré eux emportés dans un tourbillon d'acquisitions et de fusions.
La Caisse du Lac-des-Fées est devenue une succursale de la grosse Caisse pop St-Joseph de Hull. Cette dernière a fini par se fusionner avec les autres grosses caisses de Hull, avalant au passage celles de la ville voisine d'Aylmer pour former une méga-caisse Hull-Aylmer qui ne porte évidemment plus le qualificatif «populaire». Le même phénomène s'est produit à l'est de la rivière Gatineau où les caisses pop des anciennes municipalités pré-fusion sont devenues le monstre qu'on appelle désormais Caisse Desjardins de Gatineau. Ces regroupements, qui n'ont jamais fait la joie des membres Desjardins, ont fini par tuer ce qui restait de démocratie au sein du mouvement et donné à Desjardins un air de banque déguisée en coopérative.
Les dirigeants de l'empire coopératif ont fermé des succursales (centres de service comme on les appelle maintenant), les ont remplacées par des guichets automatiques, puis ont fermé les guichets jugés insuffisamment rentables, ouvert des étages de services pour les gens d'affaires et les gros épargnants tout en réduisant le service en personne à la caisse, ainsi que les heures d'ouverture. Rien de cela n'émanait d'un élan populaire au sein des coopératives locales. Je revois encore ces employés de la Caisse pop de Gatineau (l'ancienne) proposant aux membres faisant la file devant un nombre insuffisant de caissières et caissiers d'utiliser les guichets automatiques, ouverts 24 heures par jour. Non! Trop de gens voulaient voir devant eux un humain, pas une machine, petit livret vert en main. Plusieurs caisses ont dû repenser la stratégie qu'elles voulaient imposer en allongeant les heures d'ouverture et augmentant le personnel. Trop, c'était trop!
Après 40 ans de centralisation des pouvoirs, ayant marginalisé ses cinq millions de membres, ayant jusqu'à émasculé le symbole traditionnel du mouvement en laissant un hexagone vide sans abeille et ruche, Desjardins a trahi à presque tous points de vue la passion coopérative qu'avaient défendue toutes ces petites caisses pop paroissiales et de quartier pendant si longtemps. On dirait davantage une grande banque où les membres sont devenus des clients. Plus machine qu'humaine, un peu à l'image de Darth Vador, de la Guerre des étoiles, la méga-méga-méga coopérative d'épargne et de crédit ne ressemble plus à cette caisse de mon enfance. Mais il reste quelques liens de continuité, dont ce livret que j'apporte occasionnellement à ma caisse jadis populaire pour demander à une caissière ou un caissier de le mettre à jour. On me rappelle presque toujours que je pourrais réaliser cette opération à un guichet automatique, et je réponds presque toujours qu'en me rendant ici, en personne, j'aide à sauvegarder leurs emplois.
Mais désormais, on ne me renverra plus au guichet automatique. Même ce dernier refusera de me servir. À compter du 23 novembre 2023, on supprimera les livrets de caisse pour de bon. Je n'ai pas demandé ça. Je ne connais personne qui fait cabale pour l'abandon du carnet. La décision a été prise par on ne sait trop qui, et nous est imposée comme d'habitude. On l'apprend par un message au guichet automatique... En réponse à une interrogation lancée sur Twitter, le compte Desjardins a répondu que c'était exact (sauf la date) et ajouté un de ces mensonges de marketing qu'on annexe habituellement aux mauvaises nouvelles: le livret sera «remplacé par des solutions avantageuses»... Comme mon journal, Le Droit, qui abandonnait son édition quotidienne en me proposant une «expérience de lecture inégalée» qui s'est avérée un fouillis parfois catastrophique.
Si, comme moi, vous en avez assez de vous faire traiter comme un simple client alors que vous êtes membre, c.-à-d. propriétaire de votre caisse jadis populaire, et voudriez vous exprimer sans avoir à entreprendre un débat sur la philosophie coopérative, saisissez l'occasion qui vous est offerte en vous portant à la défense de ce petit livret vert, ultime témoin d'une époque où les humains passaient avant les machines et leurs écrans. Écrivez à votre caisse ou (pour les vraiment braves), essayez de téléphoner et de ne pas parler seulement à un répondeur. À ma caisse jadis populaire, c'est parfois très difficile. Mais si vous réussissez, vous verrez qu'il y a toujours du bon monde derrière le masque bancaire, et qu'à l'intérieur même du monstre bureaucratique, de nombreux humains partagent peut-être votre avis.
Sauvons le livret de caisse. Il le mérite bien!
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